dimanche 31 octobre 2010

De l'importance des meurtres dans la vie adolescente...

Rassurez-vous, nous parlerons des meurtres à grand bénéfice culturel, oui, ces meurtres de papier et de littérature, qui certes, massacrent bien volontiers héros et personnages, mais jouent un rôle extraordinaire, fondamental, éducatif dans la vie de nos petits cerveaux en devenir.
Même si le meurtre a son public adulte, avide d'histoires emmêlées, de victimes toujours innocentes et de suspects sempiternellement patibulaires, nous délaisserons ce terrain de polars, de thrillers, pour revenir à ces histoires formidables que nos parents nous ont souvent refourgués au sortir de l'enfance.


Longtemps perçu comme un genre secondaire, bassement distrayant, le livre policier est en fait la transition parfaite sinon nécessaire entre le livre de l'enfance et le livre adulte, mature, bavard, qui vous reste en bouche et se mâche, encore, encore, jusqu'à la fin, ou jusqu'à ce qu'il nous lasse.

Le livre de l'intrigue, le livre des mystères, le livre des énigmes, lui, s'avale et se dévore avec un enthousiasme de follet et une alacrité pantagruélique.
Oui, vous n'imaginez pas comme ce livre est important: il vous met les méninges en ébullition et vous apprend l'endurance. Vous ingérez des pages sans vous en rendre compte, et vous devenez sans même le savoir un dévoreur de livre. Vous avez vaincu les pages sans images extérieures, pleines d'images intérieures.
Vous vous retrouvez souvent, et sans jamais l'avoir délibérément voulu, dans une rue pavée, humide et lugubre de Londres, perdu dans le brouillard, la pipe au bord des lèvres - oui, à peine adolescent, vous fumez déjà, question de camouflage - ou caché dans un cab - permission de planque jusqu'au 10e chapitre! A moins que vous n'arpentiez le Sussex, le Devon, le Kent, ces belles régions d'Albion, qui brillent aux couleurs de l'automne et vous emmènent à la recherche d'un indice sûrement là, bien à l'abri dans cette campagne, dans cette étable, dans cette meule de foin.
Vous compilez précieusement les faits, les pistes, vous supputez, vous doutez, vous argumentez, et l'alchimie vous rend un peu plus grand, un peu plus maître de vous même, un petit pas vers l'esprit critique, vers l'indépendance de la pensée. Car oui, aussi solidaire que vous soyez de ces grands noms clinquants qui en imposent - ces diables de détectives aux egos plus larges que le livre que vous avez dans les mains -, vous n'êtes pas toujours d'accord !
Non, non, non! Vous avez perçu ce petit détail insignifiant, vous vous agacez. Mais pourquoi diable se dirige-t-on vers 4 chapitres de détours, alors que je l'avais vu, moi, ce petit indice qui nous menait tout droit vers le coupable!
D'abord docile compagnon de route, vous devenez vite un camarade des plus exigeants. Et si le génie de ces promenades continuent de vous bercer, vous regardez bientôt un peu plus haut dans la bibliothèque parentale.

Alors merci, oui grand merci, Hercule Poirot, Miss Marple, Sherlock, Watson, et à travers vous Agatha Christie, Sir Arthur Conan Doyle, Wilkie Collins, E.A.Poe, et Gaston Leroux. Du haut de vos convictions positivistes où l'esprit et la raison ont tout leur empire, vous nous avez légué la passerelle la plus douce et la plus stimulante qui soit, pour mener nos esprits adolescents, malléables et voraces vers l'amour des livres.



lundi 25 octobre 2010

Enseigner, pour rétablir le présent

Nos "mauvais élèves" (élèves réputés sans devenir) ne viennent jamais seuls à l'école. C'est un oignon qui entre dans la classe : quelques couches de chagrin, de peur, d'inquiétude, de rancoeur, de colère, d'envies inassouvies, de renoncement furieux, accumulées sur un fond de passé honteux, de présent menaçant, de futur condamné. Regardez, les voila qui arrivent, leur corps en devenir et leur famille dans leur sac à dos. Le cours ne peut vraiment commencer qu'une fois le fardeau posé à terre et l'oignon épluché. Difficile d'expliquer cela, mais un seul regard suffit souvent, une parole bienveillante, un mot d'adulte confiant, clair et stable, pour dissoudre ces chagrins, alléger ces esprits, les installer dans un présent rigoureusement indicatif. Naturellement, le bienfait sera provisoire, l'oignon se recomposera à la sortie, et dans doute faudra-t-il recommencer demain.
Mais c'est cela, enseigner: c'est recommencer jusqu'à notre nécessaire disparition de professeur. Si nous échouons à installer nos élèves dans l'indicatif présent de notre cours, si notre savoir et le goût de son usage ne prennent pas sur ces garçons et sur ces filles, au sens botanique du verbe, leur existence tanguera sur les frontières d'un manque indéfini. Bien sûr nous n'aurons pas été les seuls à creuser des galeries ou à ne pas avoir su les combler, mais ces femmes et ces hommes auront tout de même passé une ou plusieurs années de leur jeunesse, là, assis en face de nous. Et ce n'est pas rien, une année de scolarité fichue : c'est l'éternité dans un bocal.

Daniel Pennac, Chagrin d'école

samedi 16 octobre 2010

Woody, le fils de Freud vieillit

Il existe à peu près trois outils pour décoder, pour comprendre et décrypter les étranges bizarreries de l'être, ses contradictions morales, ses incohérences comportementales. Il y a le dictionnaire (Robert ou médical), les théories de Sigmund, et Woody Allen.
Les deux premiers sont incroyablement utiles, mais lorsqu'on veut se détendre, le dernier nous séduit plus volontiers.

Présentée comme ça, avouons que la tâche est ardue. Heureusement pour nous, Woody est un être productif. Un film par an, ou presque. Bon, d'accord, c'est le minimum pour prétendre rester sur le podium des interprètes de l'âme.

Woody. Formidable conteur d'histoires invraisemblables, rocambolesques, hilares, graves et bavardes, il réussit là où beaucoup nous ennuieraient. Il nous balade et nous enchante avec ses grosses ficelles, il nous captive là où certains se recevraient des potirons, des patates et des tomates. Woody a tout du psychanalyste omniscient, il voit clair dans notre jeu. Il jongle avec nos rires, il nous laisse tendre et mou comme des guimauves. Il nous fait parler par ses personnages, il nous secoue, il nous envoie nos excentricités, nos mensonges, et nos couardises en plein visage. Et c'est pour ça qu'on l'aime.

Woody est né gifted. Un vrai chef. Il maîtrise les mots comme on structure une pièce montée, il domine la recette piégeuse du soufflet humoristique, ses partis pris photographiques, scéniques et scénaristiques se dégustent comme un gourmand dessert. On lui donne volontiers quelques étoiles.
Sa filmographie est une topographie poétique, une étude comportementale : mille lieux charmants, mille personnages et mille histoires comme autant de territoires composant la mosaïque du coeur humain, avec ses méandres, ses cavités obscures, ses illusions, ses comportements stupides, immoraux, tendres ou géniaux. Woody est un guide des plus cruels.

Manhattan, Annie Hall, Shadows and Fog, Hannah, Radio Days, Sweet and Lowdown, Deconstructing Harry, Scoop, Match Point, Vicky Cristina... Beaucoup figurent dans nos panthéons cinématographiques, et cela en dit énormément sur nos vices et nos tropismes personnels.

Woody est prolifique, Woody est spéculaire, Woody est ponctuel.
On le retrouve chaque année avec ce même enthousiasme, cet avant goût délicieux sur les papilles, certain de la qualité de la livraison. Oui, d'accord, on est aussi toujours un peu inquiet (le chef nous réserve parfois quelques mets originaux, bizarres ou difficiles). Quoi qu'il en soit, on part, résolument confiant, à la rencontre de ce sombre et bel inconnu, guilleret, sifflotant. résolument confiant. Après tout, c'est un peu comme un dîner entre happy few.

Une heure et demi plus tard, on rentre chez soi, rassasié, heureux, on a ri, on a grincé. Encore une fois, les extravagants pieds de nez à la réalité nous ont charmé, et l'on pense à ces personnages pitoyables qui souffrent pour nous, pour nous rappeler le miel et le fiel de l'existence.
Sur le chemin du retour, on se dit que c'est un bon woody, comme lorsqu'on juge son assiette à la sortie d'un restaurant. Alors bien sûr, on a connu mieux, mais comme toujours, on y trouve son compte, et c'est l'essentiel. Quoique, attendez, il y avait comme un petit plus. Quelque chose a changé, le goût est différent. C'est une vague saveur de Woody plus tendre avec comme un fumet de sérénité, de plénitude.

La vieillesse s'est insinuée au creux de sa focale. Woody vieillit.
On le sent, on le voit, et cela rend d'autant plus précieux ce cadeau triste et joyeux qu'il nous offre chaque année, pour nous regarder le nombril, rire, pleurer, et réfléchir, au moins un petit peu.

dimanche 10 octobre 2010

L'homme aux somptueux éboulis de livres

Huysmans.

Il est difficile de trouver un écrivain dont le vocabulaire soit plus étendu, plus constamment surprenant, plus vert, et en même temps plus exquisement faisandé, plus constamment heureux dans la trouvaille et même dans l'invention. La substance de la langue, et surtout l'adjectif, qui surgit chez lui non pas colorié, mais imbibé de couleur dans toute sa masse, à l'éclat, l'épaisseur de matière et le feu sourd des émaux cloisonnés.

Et il est difficile d'en trouver un dont la syntaxe soit plus monocorde, plus ressassante, plus indigente et comme délabrée. La phrase procède par à plats d'éblouissantes touches au couteau juxtaposées, que nul lien de relation ou de subordination sérieusement ne cimente. Plus pauvre encore, et comme ataxique, est le cheminement du paragraphe, gauchement scandé par la ritournelle des Puis... Enfin... Et c'était... En somme... qui reviennent concasser le texte de page en page comme les coups de marteau d'un jacquemart. Tout le mouvement lié et souple du discours qui anime un livre, lui donne une pente, un étagement de plans, une perspective, s'est chez lui figé ; ses livres ressemblent à un édifice de pierres rares fracassé par un séisme ; les moellons luxueux, et tout ce qui a pour destination de s'arcbouter pour s'étager en hauteur, gisent à terre côte à côte, comme s'ils ne rêvaient que de retourner à la carrière originelle. Ce sont de somptueux éboulis de livres.

Julien Gracq, En lisant, en écrivant.



Illustration: Rembrandt, le Philosophe

dimanche 3 octobre 2010

Découvrir enfin Monet

Encore un qui va nous rebattre les oreilles de cette expo.
Oui ! oui ! oui !
Je vous vois venir cher lecteur, trainant les savates à l'idée que cet article ressemblera à tous les autres. Non ! non ! non! rien à voir avec le barbant reportage des JT! Lisez un peu...

Vous pensez tous connaître Monet. Alors certes, on a tous en tête quelques uns de ces chefs d'œuvres impressionnistes, des Nymphéas par-ci, la cathédrale de Rouen par là, peut-être le Parlement suspendu dans un sfumato de fog. Oui mais non! passées les marines normandes, et quelques toiles de gare, force est de constater qu'on a jamais vu dans sa vie qu'une petite, toute petite, trop petite, trentaine de Monet, principalement les toiles d'Orsay ou du Louvre.
Peut mieux faire franchement.


C'est justement pour réparer ce trou béant qui entache notre quête esthétique que le Grand Palais, avec tout le tintouin qui va avec, a rassemblé pour la première fois depuis 30 ans l'ensemble des toiles du monsieur à grande barbe. Presque 200 tableaux éparpillés dans une exposition qui sait où elle va et ce qu'elle veut montrer. Toujours réticent?
Alors oui, avouons-le sans détours, il vous faudra braver les sinueuses (sillonneuses) files d'attentes, supporter les longues heures à piétiner sous le ciel d'automne, à écouter malgré vous le joueur de clarinette qui ne s'arrête jamais. Entre nous, soyez patient. Et si vous êtes malin, réservez.

Car voilà, une fois passé ces (maigres) désagréments, non seulement vous découvrirez enfin Monet, mais vous aurez tout le privilège (partagé avec vos centaines d'amis d'expo) de vous envoler pour un incroyable voyage dans le temps, l'espace et la peinture. Pas mal hein?
Vous replongerez dans ce monde inconnu, beau, brut, et dont les mutations estompées en fond de toile annonçaient déjà notre ère industrieuse. Vous redécouvrirez ce 19e siècle, vu par les yeux d'aucun, et vous contemplerez au delà de l'œuvre, l'éclatante beauté de ces lieux silencieusement encapsulés.

Au début, vous tâcherez surtout de courir après toutes les toiles que vous n'avez jamais vues, et qui reposent désormais au delà de l'Atlantique, ou à Londres, à St Gall, à Zürich, à Cambridge... Vous passerez indolemment devant la Venise magique, et vous penserez à Marcel. Échauffé par ces premières toiles, vous partirez gaiement jouer des coudes pour plonger du haut de la Manneporte ou de la falaise de Pourville. Géronimooooo ! Non vous vous tiendrez bien, vous êtes dans une expo.



Au bout d'une heure, un peu las de serpenter parmi vos semblables excités devant la moindre toile (que vous êtes snob), vous ferez une petite pause devant le champ de tulipes, et là vous penserez enfin comprendre Monet, son credo esthétique, le sens de chaque touche et l'amour de chaque nuage. Ayant vu la lumière, ragaillardi, vous saisirez le souci des séries, le besoin de capter d'une heure à l'autre les déclinaisons insoupçonnables des atmosphères. Alors oui, toutes ces théories sur les effets, vous les connaissiez, mais vous n'aviez jamais compris comme aujourd'hui ce que signifie ces cinq meules, ces peupliers, ces cathédrales, ces plans toujours esquissés puis recommencés de Belle Île, de Varengeville, de Giverny ou d'Argenteuil.

Étourdi par tant d'images, tant de lieux, les yeux un peu fatigués par les légendes, vous vous appuierez contre un mur, sous les yeux méfiants des gardes-tableaux. Vous jetterez innocemment un regard sur la légende de la toile la plus proche, et là, comme la petite phrase de Vinteuil, la magie poétique de la toponymie vous bercera, et vous susurrerez ces noms comme une comptine ensorcelante. Giverny, Argenteuil, Vétheuil. Grisé, un peu mélancolique, vous contemplerez ces fantômes d'espaces qui ne sont plus. Ces campagnes désormais bétonnées, ces coquelicots désormais trottoirs. Peut-être.

Au bout du dernier couloir, vous vous retournerez une dernière fois pour embrasser par ces toiles la fuite du temps. Et vous resterez là, ému et immobile, face à un bras de Seine, un effet de neige, heureux d'avoir patienté, piétiné. Titubant de fatigue et de couleurs, vous vous dirigerez alors vers la sortie. Devant la librairie bondée, vous presserez un peu le pas, et vous soupirerez à l'idée de ne pouvoir prendre un café avec Paul, sa palette et sa barbe.