dimanche 28 novembre 2010

Rubber, un film en caoutchouc

C'est l'histoire d'un western caoutchouc. La cavale folle d'un tueur en roulis. D'une beauté en sursis.
Alors autant vous le dire tout de suite, il s'agit d'un pneu. Un pneu orphelin, abandonné par les jantes et par les chambres.
Il erre, écumant un désert de poussière, aiguisant son adhérence et sa vengeance.

Rubber, c'est le film de la deuxième ou troisième partie de soirée. Quand tout devient un peu flou, et que les limites du rationnel ont été repoussées.
Avant d'être un film, Rubber est une image en mouvement, un point de vue esthétique et photographique. Certains trouveront ça chiant, d'autres s'endormiront.
Mais Rubber, sans finir dans les annales, a le mérite - pour un film français - de s'octroyer une grande heure et demi de folie mortelle et hilarante, un ovni balancé à la Brain Dead en somme.

Rubber, c'est donc un jeu de style dont l'histoire n'est qu'un faire valoir. On déambule dans entre les cactus et les motels. On s'échoue dans les profondeurs de champ. On contemple l'horizon qui sue, et l'on attend. Gracq aurait aimé.


Rubber c'est un Las Vegas Parano indolent, sans action, où le pneu en délire vous emmène dans sa course assassine. Et vous êtes là, impassible, incrédule, face au pneu psychopathe. A y regarder de plus près, vous hallucinez : ce pneu a quelque chose d'humain, trop humain. Il opine, il titube, il crie, il gueule, il craque. Et vous, petit spectateur, vous suivez sa soif de destruction, de sang et de boyau avec la délectation du connaisseur. Les têtes explosent, les corbeaux éclatent, le psychopathe roule toujours.

Rubber, c'est aussi un point de vue délirant sur la position du spectateur, oui, toi, petit attardé voyeur, avide d'images, goulu d'histoires. Voilà le chœur, à l'ancienne, aussi bavard, moins narrateur, mais bel et bien voyeur. Ces spectateurs qui critiquent, qui commentent, qui empoisonnent le film de leur point de vue, Rubber les remet bien à leur place.

Dans ce film bizarre, déstructuré, où rien n'est vraiment normal, autant prendre les vessies pour des lanternes, des pneus pour des malades, les personnages pour de grands dingues. Dans un film un peu fou, autant rigoler de tout. La nuit est froide, le rire réchauffe. Le 10e degré ce soir a bien été atteint.


dimanche 14 novembre 2010

Nos âmes girouettes

Les bourrasques de vent, les litres de pluie, le ciel qui "bas et lourd pesait comme un couvercle".
Un vrai jour de novembre. Les arbres effeuillés déploient leur squelette avec une indécence exhibitionniste. Le moral a la grisaille. Les guillerets lampions de Noël ne sont pas pour tout de suite. Les lutins qu'on appelle à la rescousse traînassent encore, paresseux artisans du bonheur.

La correspondance de Diderot à Sophie Volland, ô combien douce et chantante comme la comptine plaisante ou la lecture du soir, nous raconte un peu ce phénomène, cet effet magique - presque inquiétant - du climat, des "vicissitudes de [...] l'atmosphère" sur notre caractère, sur nos comportements, nos passions, et peut-être même sur notre culture.
(Lire la lettre du 10 août 1759)

Et de ces bises, de ces draches, de ces ecorches-vache, de ces crachins, de ces frimas, de ces noms de climats dont la poésie berce nos têtes, quelques mots. Des mots, venus de certaines têtes "girouettes", brassées par les vents, impressionnés par les temps.

Verlaine est l'une d'entre elles.
Des poètes aux fronts sérieux, aux sens aiguisés, il est de ceux qui sont restés le plus la truffe en l'air, le museau dans les étoiles, sur un tas de paille mouillée (et bien accompagné), ou dans l'épaisse atmosphère des pays brumeux.
Verlaine, âme atmosphérique et saturnienne, a rendu la science météorologique plus personnelle, plus poétique, moins insignifiante.



dimanche 7 novembre 2010

D'un lire à l'autre...


La lecture d'un ouvrage littéraire n'est pas seulement, d'un esprit dans un autre esprit, le transvasement d'un complexe organisé d'idées et d'images, ni le travail actif d'un sujet sur une collection de signes qu'il a à réanimer à sa manière de bout en bout, c'est aussi, tout au long d'une visite intégralement réglée, à l'itinéraire de laquelle il n'est nul moyen de changer une virgule, l'accueil au lecteur de quelqu'un: le concepteur et le constructeur, devenu le nupropriétaire, qui vous fait du début à la fin les honneurs de son domaine, et de la compagnie duquel il n'est pas question de se libérer. Je suis pour ma part extrêmement sensible aux nuances de cet accueil, au point d'être gêné de bout en bout dans la visite d'une propriété même splendide, si je ne dois la faire en indésirable ou en indiscrète compagnie. L'accueil d'un Hugo, par exemple, au seuil d'un de ses livres, dédaigne superbement ma chétive personne et s'adresse plutôt qu'à l'ami lecteur, à un collectif respectueux de touristes passant intimidés le seuil d'un haut lieu historique. Celui de Malraux, qui immanquablement me met mal à l'aise, semble toujours agacé et comme impatient de s'adresser à quelqu'un de si peu intelligent que vous. Le compagnonnage amusant, piquant, inépuisable, de Stendhal est celui de quelqu'un avec qui on ne s'ennuiera pas une seconde, mais qui ne vous laissera pas l'occasion de placer un mot. A le relire récemment, dans le loisir forcé de ma chambre déserte, je redécouvre un des charmes majeurs de Nerval : une gentillesse d'accueil simple et cordiale, une sorte d'alacrité vagabonde et discrètement fraternelle, qui jamais n'insiste et semble toujours prête si vous le voulez à se laisser oublier.
Et il y a aussi celui qui vous abandonne en chemin ou refuse de vous prendre en charge (ce n'est pas toujours désagréable) et celui au contraire qui guette le chaland à sa porte, et se met bourgeoisement en vitrine, comme une "respectueuse" d'Amsterdam. Si impersonnel qu'il se veuille, un livre de fiction est toujours une maison vide que tout, de pièce en pièce, dénonce comme encore quotidiennement, désinvoltement habitée, du manteau accroché à la patère à la robe de chambre qui traîne sur le lit, et au désordre de la table de travail - et je suis toujours content quand j'ai l'impression de surprendre l'auteur sur ses traces toutes chaudes, et comme au saut du déménagement.

Julien Gracq, En lisant, en écrivant