dimanche 29 mai 2011

Huysmans, petit poème en prose des viandes cuites au four


Ce sont les fallacieux rosbifs et les illusoires gigots cuits au four des restaurants qui développent les ferments du concubinage dans l'âme ulcérée des vieux garçons.

Le moment est venu où la viande tiède et rose, sentant l'eau, écoeure. Sept heures sonnent. Le célibataire cherche la table où il se place d'habitude dans sa gargote coutumière et il souffre de la voir occupée déjà. Il retire du casier pendu au mur sa serviette tachée de vin et, après avoir échangé des propos sans intérêt avec les clients voisins, il parcourt l'invariable carte et s'assied, morose, devant le potage que le garçon apporte, en y lavant, tous les soirs, un pouce.

L'humble dépense de son dîner s'accroît maintenant, pour agacer l'appétit interrompu, d'inutiles suppléments de salades durement vinaigrées et d'un demi-siphon d'eau de Seltz.


C'est alors qu'après avoir avalé sa soupe, tout en roulant dans une quotidienne sauce rousse les tronçons filandreux d'un aloyau sans suc, le célibataire cherche à endormir l'horrible dégoût qui lui serre le gosier et lui fait lever le coeur.

Une première vision l'obsède tandis qu'il regarde, sans le dire, le journal qu'il a tiré de ses poches. Il se rappelle une jeune fille qu'il aurait pu épouser il y a dix ans, il se voit avec elle, mangeant de robustes viandes et buvant de francs bourgognes, mais le revers se montre aussitôt et alors se déroulent devant son esprit chagrin les étapes d'un affreux mariage. Il s'imagine assister au sein de sa nouvelle famille, à l'échange persistant des idées niaises et aux interminables parties de loto égayées par l'énumération des vieux sobriquets qu'on donne aux chiffres. Il se voit aspirant après son lit et supportant, une fois couché, les attaques répétées d'une épouse grincheuse ; il se voit, en habit noir, au milieu d'un bal, l'hiver, arrêté dans le somme qu'il préparait par le coup d'oeil furieux de sa femme qui danse ; il s'entend reprocher, une fois rentrés, la maussade attitude qu'il a tenue dans le coin des portes, il s'entend tout d'un coup enfin traité justement par le monde de cocufié... et le dîneur absorbé frémit et mange avec plus de résignation une bouchée de l'affligeant fricot qui se fige sur son assiette.

Mais, tout en mâchant l'insipide et coriace viande, tout en souffrant des aigres renvois que procure l'eau de Seltz, la tristesse du célibat lui revient et il songe, cette fois, à une bonne fille qui serait lasse d'une vie de hasard et qui voudrait s'assurer un sort ; il songe à une femme déjà mûre dont les amoureuses fringales auraient pris fin, à une maternelle et rustaude compagne qui accepterait, en échange de la pâtée et de la niche, toutes ses vieilles habitudes, toutes ses vieilles manies.

Pas de familles à visiter, pas de bals à subir, le couvert mis tous les jours chez soi à la même heure, le cocuage devenu sans importance, peu de chances, en somme, d'enfanter des mômes qui piaillent sous le prétexte qu'ils font des dents et, accélérée par le dégoût sans cesse croissant du repas prix au dehors, l'idée d'un collage devient plus impérieuse et plus fixe et le célibataire sombre, corps et biens, apercevant dans un lointain mirage un joyeux tournebroche, rouge comme un soleil, devant lequel passent, lentement, jutant à grosses gouttes, de tout-puissants rumstecks.


Ce sont les fallacieux rosbifs et les illusoires gigots cuits au four des restaurants qui développent les ferments du concubinage dans l'âme ulcérée des vieux garçons.

Huymans, petit poème en prose des viandes cuites au four, Croquis parisiens (1880) développé ultérieurement sous la nouvelle A vau l'eau.

dimanche 22 mai 2011

Tree of life, visions d'harmonie

Terrence Malick est un homme discret, qui prend son temps. Une filmographie courte. Des films puissants. Le réalisateur a encore une fois marqué de son empreinte cette année cinématographique. Quoi qu'on en pense.

Après douze mois de retard au montage, Tree of Life est enfin sorti. Le cinéaste aura mis près d'une décennie avant d'achever le scénario, et de passer de la contemplation à la réalisation.


On y retrouve les grands thèmes malickiens, ses tropismes, ses signatures: la nature mère et magnétique, la lumière qui enveloppe, le plan parfait qui sublime, la voix qui conduit, la musique qui embrasse. Avec un regard plus mobile, et englobant, plus sensible, Malick a évolué.
Alors oui, certains s'agacent devant ce maniérisme jugé abusivement esthétique, confinant au snobisme intellectuel. Oui mais voilà. Malick n'est pas un cinéaste comme un autre, et quitte à ne faire qu'un film tous les 7 ans, autant qu'il soit marqué par le sceau, l'envie d'une perfection saisissante. Et Malick, professeur de philosophie, ancien de Harvard, d'Oxford, du MIT, ne place pas dans la mission du cinéma le divertissement, mais la nécessité d'un bouleversement intérieur qui interroge. Voilà qui est dit.

Plus que jamais, Malick aura pris son temps pour tisser ce film somme, ce film fresque, ambitieux au risque de nous perdre, et lui même de s'égarer - oui c'est vrai. Embrasser dans une symbolique puissante l'histoire du monde et de l'humanité, voilà deux heures et demie exigeantes. Longues pour certains (souvent quelques imbéciles perdus là par hasard et qui pensaient voir Pirates des Caraibes), intéressantes ou bouleversantes pour d'autres. On en ressort transformé, résolument différent.
Malick prend la mesure de sa mission: conter la trajectoire du monde - le microcosmique, le macrocosmique, le métaphysique, l'évolution de l'humanité, et la trajectoire existentielle de l'individu se répondent en une immense chorale aux atours kubrickiens.

Tout cela oui. Dans une lente maturation, comme une chrysalide en travail, le film déploie doucement ses gammes. Confinant à la symphonie, avec ses mouvements, ses interludes, ses pauses, ses envolées, le film soupèse la culture occidentale, le poids de l'héritage judéo-chrétien, et nous livre une vision gorgée de croire. Nos esprits français, bien plus athées, ou anticléricaux, y sentiront peut être de l'urticaire. Mais c'est avec le regard de celui qui se penche sur ses racines et sur sa culture qu'il nous faut contempler.

Car c'est un film sur l'homme et sa trajectoire, Mallick y tresse avec brio l'ensemble des strates symboliques qui composent notre humanité propre, individuelle : nos sentiments, nos transitions. Tout est bouleversant d'exactitude. La découverte de la liberté, le passage du miroir, l'amour filial et fraternel, la découverte de la jalousie, de la sensualité, de la rage, de la cruauté, la découverte de la conscience, de la mort, et le poids soudain très lourd du sens de l'existence. Il y aurait tant à en dire.

Sans cesse retourné par mille et unes dialectiques - la tension entre le père, la mère ; entre la nature et la grâce ; entre le croire et le doute ; entre l'amour, la rage... - le film se vit comme une immense carte à parcourir et nous bombarde comme jamais d'interrogations à portée des étoiles.

De nos vies suractives, arrachées des racines de la nature, comme détraquées, bouleversées et loin des rythmes intérieurs, on ressort du film en ayant retrouvé cette sensation d'harmonie, cette impression supérieure, ce chuchotement intérieur. On ressort apaisé, et plein de gratitude. Ou pas.





mardi 17 mai 2011

Le Cercle Littéraire des Amateurs d' Epluchures de Patates, comme un bonbon


Il faut sincèrement se méfier des succès autoproclamés et trop unanimement salués. Firmin en fut un triste exemple.
Retenons que les packagings littéraires fleurent souvent plus l'arnaque que ceux des linéaires de supermarché.

Fort heureusement, le roman épistolaire de Mary Ann Schaffer et Annie Barrows n'est pas de ceux-là.

Même si la traduction du titre laisse à désirer, l'oeuvre est avouons-le tout aussi "délicieuse" qu'Anna Gavalda l'avait gracieusement proclamé sur la quatrième de couverture. Tâchons de vous en convaincre.


Au sortir de la Seconde Guerre Mondiale, une jeune femme, Juliet, reprend sa vie d'écrivain. Après avoir tenté d'égayer les coeurs lors du Blitz par une chronique sarcastique dans un newspapper londonien, Juliet entre par hasard en contacts avec un groupe d'habitants excentriques de la petite île Anglo-Normande de Guernesey. Et plus que de simples destinataires, ces insulaires hétéroclites deviendront de vrais amis, une véritable famille.

Le roman, sans vanité, sans grandiloquence et fort d'une simplicité juste et touchante, réussit le pari de lier les intentions du roman populaire à une forme aujourd'hui originale, l'épistolaire ; le tout, alliant une ambition - l'envie de parler et d'évoquer la littérature, petite et grande, avec le bonheur des mots simples et des points de vues, des sensibilités les plus variés -, et cela, sans jamais oublier combien la guerre, au creux des vies, a bouleversé, détruit, fauché, et déformé les trajectoires des existences.

Et sans vague aucune, le roman y arrive. On passe avec bonheur, plaisir et émotion d'une lettre sarcastique sur les cancans d'insulaires aux délicieuses réflexions littéraires d'un éleveur de cochons, d'un majordome ivrogne ou d'une apprentie sorcière au perroquet, sur les oeuvres des soeurs Brontë, Wild, Austen, ou Sénéque. Et, simplement, et souvent avec beaucoup d'humour.
Mais il y a aussi la guerre, les brimades, les privations, les camps, les histoires poignantes d'une époque vouée à bouleverser. Et comme la vie s'est écoulée, le temps avance, le récit nous pousse. Vaille que vaille.

Délicieusement nous passons de l'étreinte touchante au rire. De l'anecdote au mot brillant, drôle, précieux, à l'excitation d'une narration tenue - parfois convenue -, on déguste ce roman léger comme un bonbon acidulé à garder un peu plus longtemps en bouche.

Simple et léger, sans sacrifier à l'envie de toucher et de lever le voile sur les choses du passé, notre Cercle Littéraire se savoure, sur une plage, à une terrasse, derrière des lunettes de soleil ou agrippé à sa citronnade. On déguste. Oui, on savoure.


dimanche 1 mai 2011

La Dame aux Camélias, le naturalisme romantique

Je n'aime guère le talent de M. Alexandre Dumas fils. C'est un écrivain extrêmement surfait, de style médiocre et de conception rapetissée par les plus étranges théories. J'estime que la postérité lui sera dure.
(Émile Zola, 1876)

Zola aura eu raison. Le temps réserve le droit à la postérité.
Qui, aujourd'hui, pourrait citer quelque chose de ce bâtard devenu dandy, et dont la fortune fut portée par deux hasards des plus heureux : un nom tardivement acquis, un chef d'oeuvre précocement composé?
Mais avouons-le, Zola, comme souvent trop certain de sa force, de son génie, s'éblouit au point de ne daigner accorder aux autres le quelconque bénéfice d'un éphémère éclat.
Avouons-le, quoiqu'en pense Zola, Dumas fils en aura eu un : La dame aux camélias. Verdi, plus inspiré, en aura tiré avec profit sa Traviata, il aura, lui, gagné la postérité.

***

Cette Dame, c'est le livre d'une "théorie des plus étranges", d'une autobiographie des plus sincères. L'amour irrésistible d'un homme de bien, ni riche, ni pauvre, pour une femme dont le lustre n'a d'égal que la dépravation. Pour l'un l'enfer de la jalousie, du désir de posséder. Pour l'autre le paradis pavé par le lucre et la luxure, mais l'enfer d'une aliénation du corps et de l'existence. Armand, le naïf, Marguerite, la courtisane. Entre eux le décompte du temps qui donne, et reprend.

Dans un style que l'on qualifiera de tout sauf de "médiocre", l'auteur disserte de l'amour moderne, celui qui s'affiche sous ses yeux et devient la norme d'un monde étouffant.
L'amour, oui cet amour, celui qui trempe le soir dans la fange la plus vulgaire de la prostitution mondaine, de la courtisanerie affichée, pour s'ébrouer célébré le lendemain dans les théâtres, les opéras. L'amour, délicieux sujet.

Parlons en de cet amour! Amer du 19e, oui, cet amour amer, que l'on glorifie à tout va chez nos idéalistes romantiques, il s'écarte parfois (souvent) de ces destinées trop parfaites, et tombe dans un drame au réalisme des plus poignants. Zola l'a disséqué, Dumas fils l'a délicatement posé dans son linceul.
Car l'amour n'est qu'un sentiment sacrifié, un luxe effacé dans un monde impitoyable. Et Paris qui charrie ces destins de filles à exploiter, à entretenir, à utiliser jusqu'au fanage ultime, jusqu'à l'asséchement de la beauté. Et dans ce Paris qui suce le sang, qui monnaie la peau et l'os, l'amour, toujours, amer, naïf, sincère.

Dans ce style aux atours naturalistes, l'éclat suranné de l'esprit romantique, résigné.

Derrière la pudeur stylistique, cette grandeur de l'élocution précieuse, haute et magistralement tenue comme seul le 19e savait le tenir, la cruelle réalité d'un monde où l'argent, le besoin de parvenir ou d'étinceler, même furtivement, pour exister, et compter, coudoie la question de la sincérité.
La Dame aux Camélias nous pose bien en face la question très contemporaine du choix, du sacrifice. Entre valeurs d'intégrité, et grandeur de réussites, entre valeur, et vanité, s'étend le vaste empire d'une composition littéraire magistrale.

L'amour s'aliène-t-il comme le corps se possède? Le succès s'achète-t-il comme un bouquet que l'on fauche?
Franc comme une confession, froid comme un réquisitoire, Dumas fils nous livre son monde, et nous, dans ce miroir, nous regardons nous-mêmes.