La Bruyère nous a légué dans ses Caractères une œuvre à la fois singulière et forte, renouvelant le genre, et lui donnant une vigueur de ton et de forme encore jamais vue...
Loin de la sécheresse de Bossuet et des prédications religieuses, il insuffla dans ses "remarques", tantôt déguisées en pensées, tantôt en maximes ou en adages, la forme parfaite : à la fois agréable pour la lecture mondaine, à la fois utile pour la réflexion privée dans le calme des alcôves, des boudoirs et des cabinets.
Mais que retenir de La Bruyère à notre époque?
A l'heure où les mondanités se sont plus "de Cour", à l'heure des salons disparus, ont été oubliés les lectures brillantes, les propos piquants, les mots d'esprits... A l'heure où les consciences privées sont à mille lieues des considérations morales, sociales, philosophiques (divertissement notre amour...)... A l'heure où les frontières de l'intime et de la publicité de nos caractères se sont diluées jusqu'à la disparition... que faire de ce livre inutile?
Que faire de notre cher La Bruyère?
Prenons le parti de le lire...comme un roman...
Passionnant roman anthropologique et social, scrutateur de mœurs et d'intrigues, d'esprits vaniteux, de mots brillants, de conditions pompeuses où le privilège crée le ridicule par inadvertance et la stupidité par fatuité.
Aventureux roman d'initiation, où l'initié que nous sommes s'engage à suivre sans ciller la voix du protagoniste-héros : la pensée de ce narrateur au combien perspicace et affûté, tantôt drôle, tantôt sage, toujours lucide...
Voyons ces remarques comme des petites histoires d'un instant, des éclairs de discernement, transposables à souhait, et ô combien piquantes : vues d'aujourd'hui, pour aujourd'hui.
On y devine les pourtours d'un monde révolu et brillant dans les âges: ici La Bruyère n'a rien de moins que tracé la voie à Saint Simon.
De la vanité de ces personnages de cour à la vanité de notre individualité moderne, rien ne manque. Et la langue de La Bruyère peu à peu de se transformer et de nous parler, à nous, de nous. Le roman moraliste n'est plus alors si lointain, et la remarque maxime, en retrouvant de sa force, trouve en nous son écho.
On constatera certes de grands changements entre le monde de La Bruyère et le nôtre; on constatera aussi de grands parallèles .
De la vanité, rien ne change, sinon qu'elle s'est peut-être étendue, quittant une classe pour contaminer une plus vaste société. Des femmes, La Bruyère, oscillant entre misogynie (d'époque) et franche admiration*, verrait aujourd'hui que les ridicules des précieuses n'ont que peu faibli, et que seuls ont disparu les confesseurs.
Mais de la brillance des esprits éclairés, du cœur, de la vertu, du courage, du jugement, des esprits forts, bien peu a perduré... Roman historique de la beauté des choses révolues.
Et de la grandeur de certaines œuvres de rester à jamais contemporaines.
Des femmes
1- Les hommes et les femmes conviennent rarement sur le mérite d’une femme: leurs intérêts sont trop différents. Les femmes ne se plaisent point les unes aux autres par les mêmes agréments qu’elles plaisent aux hommes: mille manières qui allument dans ceux-ci les grandes passions, forment entre elles l’aversion et l’antipathie.
* 13- Une belle femme qui a les qualités d'un honnête homme est ce qu'il y a au monde d'un commerce plus délicieux, l'on trouve en elle tout le mérites de deux sexes.
34- Pour les femmes du monde, un jardinier est un jardinier, et un maçon est un maçon; pour quelques autres plus retirées, un maçon est un homme, un jardinier est un homme. Tout est tentation à qui la craint.
58- Un homme est plus fidèle au secret d’autrui qu’au sien propre; une femme au contraire garde mieux son secret que celui d’autrui.
64- Un homme qui serait en peine de connaître s’il change, s’il commence à vieillir, peut consulter les yeux d’une jeune femme qu’il aborde, et le ton dont elle lui parle: il apprendra ce qu’il craint de savoir. Rude école.
69- Un homme peut tromper une femme par un feint attachement, pourvu qu’il n’en ait pas ailleurs un véritable.
Du Coeur
3- L'amour naît brusquement, sans autre réflexion, par tempérament ou par faiblesse : un trait de beauté nous fixe, nous détermine. L'amitié au contraire se forme peu à peu, avec le temps, par la pratique, par un long commerce. Combien d'esprit, de bonté de coeur, d'attachement, de services et de complaisance dans les amis, pour faire en plusieurs années bien moins que ne fait quelquefois en un moment un beau visage ou une belle main !
34- Cesser d'aimer, preuve sensible que l'homme est borné, et que le coeur a ses limites. C'est faiblesse que d'aimer ; c'est souvent une autre faiblesse que de guérir. On guérit comme on se console : on n'a pas dans le coeur de quoi toujours pleurer et toujours aimer.
De la société et de la conversation
6- L'on voit des gens qui, dans les conversations ou dans le peu de commerce que l'on a avec eux, vous dégoûtent par leurs ridicules expressions, par la nouveauté, et j'ose dire par l'impropriété des termes dont ils se servent, comme par l'alliance de certains mots qui ne se rencontrent ensemble que dans leur bouche, et à qui ils font signifier des choses que leurs premiers inventeurs n'ont jamais eu intention de leur faire dire. Ils ne suivent en parlant ni la raison ni l'usage, mais leur bizarre génie, que l'envie de toujours plaisanter, et peut-être de briller, tourne insensiblement à un jargon qui leur est propre, et qui devient enfin leur idiome naturel ; ils accompagnent un langage si extravagant d'un geste affecté et d'une prononciation qui est contrefaite. Tous sont contents d'eux-mêmes et de l'agrément de leur esprit, et l'on ne peut pas dire qu'ils en soient entièrement dénués ; mais on les plaint de ce peu qu'ils en ont ; et ce qui est pire, on en souffre.
18- C'est une grande misère que de n'avoir pas assez d'esprit pour bien parler, ni assez de jugement pour se taire. Voilà le principe de toute impertinence.
Et le comité de la Cuillère de penser qu'il est grand temps de se taire....
Article Wikipedia
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Loin de la sécheresse de Bossuet et des prédications religieuses, il insuffla dans ses "remarques", tantôt déguisées en pensées, tantôt en maximes ou en adages, la forme parfaite : à la fois agréable pour la lecture mondaine, à la fois utile pour la réflexion privée dans le calme des alcôves, des boudoirs et des cabinets.
Mais que retenir de La Bruyère à notre époque?
A l'heure où les mondanités se sont plus "de Cour", à l'heure des salons disparus, ont été oubliés les lectures brillantes, les propos piquants, les mots d'esprits... A l'heure où les consciences privées sont à mille lieues des considérations morales, sociales, philosophiques (divertissement notre amour...)... A l'heure où les frontières de l'intime et de la publicité de nos caractères se sont diluées jusqu'à la disparition... que faire de ce livre inutile?
Que faire de notre cher La Bruyère?
Prenons le parti de le lire...comme un roman...
Passionnant roman anthropologique et social, scrutateur de mœurs et d'intrigues, d'esprits vaniteux, de mots brillants, de conditions pompeuses où le privilège crée le ridicule par inadvertance et la stupidité par fatuité.
Aventureux roman d'initiation, où l'initié que nous sommes s'engage à suivre sans ciller la voix du protagoniste-héros : la pensée de ce narrateur au combien perspicace et affûté, tantôt drôle, tantôt sage, toujours lucide...
Voyons ces remarques comme des petites histoires d'un instant, des éclairs de discernement, transposables à souhait, et ô combien piquantes : vues d'aujourd'hui, pour aujourd'hui.
On y devine les pourtours d'un monde révolu et brillant dans les âges: ici La Bruyère n'a rien de moins que tracé la voie à Saint Simon.
De la vanité de ces personnages de cour à la vanité de notre individualité moderne, rien ne manque. Et la langue de La Bruyère peu à peu de se transformer et de nous parler, à nous, de nous. Le roman moraliste n'est plus alors si lointain, et la remarque maxime, en retrouvant de sa force, trouve en nous son écho.
On constatera certes de grands changements entre le monde de La Bruyère et le nôtre; on constatera aussi de grands parallèles .
De la vanité, rien ne change, sinon qu'elle s'est peut-être étendue, quittant une classe pour contaminer une plus vaste société. Des femmes, La Bruyère, oscillant entre misogynie (d'époque) et franche admiration*, verrait aujourd'hui que les ridicules des précieuses n'ont que peu faibli, et que seuls ont disparu les confesseurs.
Mais de la brillance des esprits éclairés, du cœur, de la vertu, du courage, du jugement, des esprits forts, bien peu a perduré... Roman historique de la beauté des choses révolues.
Et de la grandeur de certaines œuvres de rester à jamais contemporaines.
***
Pardonnez, chers lecteurs, cet arbitraire florilège. Dans l'espoir qu'il vous inspire à lire ce "roman" de tous les temps...Des femmes
1- Les hommes et les femmes conviennent rarement sur le mérite d’une femme: leurs intérêts sont trop différents. Les femmes ne se plaisent point les unes aux autres par les mêmes agréments qu’elles plaisent aux hommes: mille manières qui allument dans ceux-ci les grandes passions, forment entre elles l’aversion et l’antipathie.
* 13- Une belle femme qui a les qualités d'un honnête homme est ce qu'il y a au monde d'un commerce plus délicieux, l'on trouve en elle tout le mérites de deux sexes.
34- Pour les femmes du monde, un jardinier est un jardinier, et un maçon est un maçon; pour quelques autres plus retirées, un maçon est un homme, un jardinier est un homme. Tout est tentation à qui la craint.
58- Un homme est plus fidèle au secret d’autrui qu’au sien propre; une femme au contraire garde mieux son secret que celui d’autrui.
64- Un homme qui serait en peine de connaître s’il change, s’il commence à vieillir, peut consulter les yeux d’une jeune femme qu’il aborde, et le ton dont elle lui parle: il apprendra ce qu’il craint de savoir. Rude école.
69- Un homme peut tromper une femme par un feint attachement, pourvu qu’il n’en ait pas ailleurs un véritable.
Du Coeur
3- L'amour naît brusquement, sans autre réflexion, par tempérament ou par faiblesse : un trait de beauté nous fixe, nous détermine. L'amitié au contraire se forme peu à peu, avec le temps, par la pratique, par un long commerce. Combien d'esprit, de bonté de coeur, d'attachement, de services et de complaisance dans les amis, pour faire en plusieurs années bien moins que ne fait quelquefois en un moment un beau visage ou une belle main !
34- Cesser d'aimer, preuve sensible que l'homme est borné, et que le coeur a ses limites. C'est faiblesse que d'aimer ; c'est souvent une autre faiblesse que de guérir. On guérit comme on se console : on n'a pas dans le coeur de quoi toujours pleurer et toujours aimer.
De la société et de la conversation
6- L'on voit des gens qui, dans les conversations ou dans le peu de commerce que l'on a avec eux, vous dégoûtent par leurs ridicules expressions, par la nouveauté, et j'ose dire par l'impropriété des termes dont ils se servent, comme par l'alliance de certains mots qui ne se rencontrent ensemble que dans leur bouche, et à qui ils font signifier des choses que leurs premiers inventeurs n'ont jamais eu intention de leur faire dire. Ils ne suivent en parlant ni la raison ni l'usage, mais leur bizarre génie, que l'envie de toujours plaisanter, et peut-être de briller, tourne insensiblement à un jargon qui leur est propre, et qui devient enfin leur idiome naturel ; ils accompagnent un langage si extravagant d'un geste affecté et d'une prononciation qui est contrefaite. Tous sont contents d'eux-mêmes et de l'agrément de leur esprit, et l'on ne peut pas dire qu'ils en soient entièrement dénués ; mais on les plaint de ce peu qu'ils en ont ; et ce qui est pire, on en souffre.
18- C'est une grande misère que de n'avoir pas assez d'esprit pour bien parler, ni assez de jugement pour se taire. Voilà le principe de toute impertinence.
Et le comité de la Cuillère de penser qu'il est grand temps de se taire....
Article Wikipedia
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