vendredi 29 janvier 2010

Proust, le dressage du mastodonte, ou, comment apprendre à lire...

D’un côté, il y a les initiés, ceux qui savent, qui ont déjà goûté, savouré. Ces happy few, ayant dompté la bête, sont tellement familiers qu’ils en sont presque agaçants. Ils vous sortent des « La Recherche » par ci, « Les Jeunes Filles » ou « Albertine » par là, un sourire sur les lèvres, une brillance dans les yeux, et qui font envie.

Mais il y a aussi tous les autres ! Mince, ça fait du monde ! Tous ces gens qui perçoivent – de loin, voire de très loin – l’imposante cathédrale, scintillante, effrayante... Il est vrai qu’avoir une cathédrale (ou même un bout de cathédrale) dans sa bibliothèque a de quoi décontenancer. C'est franchement intimidant, c'est gros, épais, écrit en tout petit…

Certaines éditions n’arrangent rien. Il y a celle au pesant cérémonial, belle, grave et sévère. Il y a celle de poche, avec Monet en couverture, évocatrice et fraîche comme un souvenir d’adolescence, envoûtante…

Il n’y a pas à y redire. Entrer dans l’œuvre de Proust a tout du chemin initiatique.

On ouvre le premier tome, intimidé. On ne sait pas trop ce qui nous attend, on se demande si l’on n’aurait tout de même pas du opter pour un de ces romans légers, pratiques, qui se glissent tout seul dans la poche, et se lisent aussi vite qu’on les oublie. Ça n’engageait à rien. Tandis que là… Mince ! Sept tomes (et encore ! si l’on tient la route !) Intimidant… on en parle tellement ! «Magistral !» «Sublime !» «L’œuvre du siècle !»… Oh oui, du millénaire, et même de la galaxie toute entière ! Allez-y ! Intimidez encore plus le courageux lecteur. Comme s’il fallait en rajouter (l’œuvre de Marcel est assez intimidante en soi).

Le lecteur, dans son angoisse de pré-ouverture, dans son travail de motivation, pressent. Il sait ce qui l’attend. (Il croit savoir).

Dans un sens, il a bien raison, l’entrée est rude, brutale. Bon certes, on commence par vous berner avec ces quelques mots tout doux, glissants : « Longtemps, je me suis couché de bonne heure ». On y croit, on se détend, on se dit que ca va aller, que tout se passera bien.

Puis bim !

« Métempsycose » Bravo ! Ca y est, j’ai déjà besoin d’un dico !

Chez Proust, tout vous jouera des tours. Des mots à la phrase, de la structure à la syntaxe, des images, aux souvenirs. Car oui ! mille fois oui ! tout est grandiose, magistral, lucide et maitrisé avec la précision de l’horloger… Comme un expert chirurgien disséquant les mécaniques du coeur...

"Certes, ce coup physique au cœur que donne une telle séparation et qui, par cette terrible puissance d'enregistrement qu'a le corps, fait de la douleur quelque chose de contemporain à toutes les époques de notre vie où nous avons souffert, - certes, ce coup au coeur sur lequel spécule peut être un peu - tant on se soucie peu de la douleur des autres - celle qui désire donner au regret son maximum d'intensité, soit que la femme n'esquissant qu'un faux départ, veuille seulement demander des conditions meilleurs, soit que, partant pour toujours - pour toujours ! - elle désire frapper, ou pour se venger, ou pour continuer d'être aimée, ou dans l'intérêt de la qualité du souvenir quelle laissera, briser violemment ce réseau de lassitudes, d'indifférences, qu'elle avait senti se tisser, - certes, ce coup au cœur, on s'était promis de l'éviter, on s'était dit qu'on se quitterait bien. Mais il est enfin vraiment rare qu'on se quitte bien, car si on était bien on ne se quitterait pas! Et puis la femme avec qui on se montre le plus indifférent sent tout de même obscurément qu'en se fatiguant d'elle, en vertu d'une même habitude, on s'est attaché de plus en plus à elle, et elle songe que l'un des éléments essentiels pour se quitter bien est de partir en prévenant l'autre. Or elle a peur en prévenant d'empêcher. Toute femme sent que plus son pouvoir sur un homme est grand, le seul moyen de s'en aller, c'est de fuir. Fugitive parce que reine, c'est ainsi."
Marcel Proust, Albertine Disparue


Et voilà ! Lorsqu'un truc comme ça vous tombe au coin de l’œil. On ne peut alors plus l’ignorer, on est face au fait, et l'on se dit « Mince, je ne sais pas lire ! » Non, on ne savait pas lire ! Il y a dans la lecture de Proust, quelque chose qui tient de la projection simultanée de plusieurs mondes. Lentement, page après page, il faut se glisser dans la lecture schizophrène, rester soi, se glisser dans le souffle, dans la phrase proustienne, puis se lover ; vivre aux rythmes de ses pulsations de mots, de ses acmés, de ses envolées. Il faut tenir les interminables allongeailles. Tenir, car rien n’est là pour rien. Et il y a le monde de la lecture, plein de mots, de phrases grasses et sinueuses. Il y a celui du texte, dense, plein d'images, de sens, d'atmosphères diffuses comme un encens vaporeux. Il y a enfin notre monde, celui qui résonne et balbutie, quand les mots, les phrases, l'oeuvre projettent sur nous cette ombre étrange qui parfois nous ressemble! Non, on ne savait pas lire de la sorte, et pour cela, on continue.

Certes, il y a bien des jours où l’on est fatigué, où l’on saute le paragraphe (c'est-à-dire deux ou trois pages). Mais quand tout va, quand on se laisse guider, l’œuvre nous porte, nous berce et nous embrasse, comme un cocon douillet, comme un ballon d’alchimiste dans lequel sont décortiqués personnages, situations et sentiments.

Et soudain, comme par magie, tout ce qui se dit résonne en vous. Miraculeusement, vous croyez que toute votre vie, votre enfance, votre adolescence, vos drames, vos peines, vos sentiments, vos souvenirs sont là, encapsulés. Vous trouverez des phrases bouleversantes, vous vous direz « mais oui… c'est ça ». Vous aimerez écrire quelques phrases, quelques mots dans un carnet. Puis comme un trésor enfoui, vous saurez qu’elles sont là, quelques part. Vous laisserez passer un peu de temps, puis un jour, vous regarderez votre bibliothèque, vous vous souviendrez de la cathédrale, et vous la verrez. Vous vous lèverez, vous retournerez prendre un tome, et vous replongerez dans les extases d’une lecture envoûtante.

L’œuvre est exigeante, certes. Mais une fois le cadenas forcé, vous sentirez en vous poindre un plaisir unique et précieux. Celui d’avoir appris à lire, à vivre, à aimer, différemment.

2 commentaires:

Nathanaël a dit…

Cher comité de la cuillère, tu (r)éveilles ma curiosité.

Anonyme a dit…

Et bien... Le comité est tout simplement ravi!!! Tel est le but, le modeste objectif de ce blog!
Longue vie aux autres palpitations de curiosité...

Le comité de la cuillère