dimanche 7 novembre 2010

D'un lire à l'autre...


La lecture d'un ouvrage littéraire n'est pas seulement, d'un esprit dans un autre esprit, le transvasement d'un complexe organisé d'idées et d'images, ni le travail actif d'un sujet sur une collection de signes qu'il a à réanimer à sa manière de bout en bout, c'est aussi, tout au long d'une visite intégralement réglée, à l'itinéraire de laquelle il n'est nul moyen de changer une virgule, l'accueil au lecteur de quelqu'un: le concepteur et le constructeur, devenu le nupropriétaire, qui vous fait du début à la fin les honneurs de son domaine, et de la compagnie duquel il n'est pas question de se libérer. Je suis pour ma part extrêmement sensible aux nuances de cet accueil, au point d'être gêné de bout en bout dans la visite d'une propriété même splendide, si je ne dois la faire en indésirable ou en indiscrète compagnie. L'accueil d'un Hugo, par exemple, au seuil d'un de ses livres, dédaigne superbement ma chétive personne et s'adresse plutôt qu'à l'ami lecteur, à un collectif respectueux de touristes passant intimidés le seuil d'un haut lieu historique. Celui de Malraux, qui immanquablement me met mal à l'aise, semble toujours agacé et comme impatient de s'adresser à quelqu'un de si peu intelligent que vous. Le compagnonnage amusant, piquant, inépuisable, de Stendhal est celui de quelqu'un avec qui on ne s'ennuiera pas une seconde, mais qui ne vous laissera pas l'occasion de placer un mot. A le relire récemment, dans le loisir forcé de ma chambre déserte, je redécouvre un des charmes majeurs de Nerval : une gentillesse d'accueil simple et cordiale, une sorte d'alacrité vagabonde et discrètement fraternelle, qui jamais n'insiste et semble toujours prête si vous le voulez à se laisser oublier.
Et il y a aussi celui qui vous abandonne en chemin ou refuse de vous prendre en charge (ce n'est pas toujours désagréable) et celui au contraire qui guette le chaland à sa porte, et se met bourgeoisement en vitrine, comme une "respectueuse" d'Amsterdam. Si impersonnel qu'il se veuille, un livre de fiction est toujours une maison vide que tout, de pièce en pièce, dénonce comme encore quotidiennement, désinvoltement habitée, du manteau accroché à la patère à la robe de chambre qui traîne sur le lit, et au désordre de la table de travail - et je suis toujours content quand j'ai l'impression de surprendre l'auteur sur ses traces toutes chaudes, et comme au saut du déménagement.

Julien Gracq, En lisant, en écrivant

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