mercredi 22 décembre 2010

La Cuillère est en vacances!


Bonnes fêtes à tous!

dimanche 28 novembre 2010

Rubber, un film en caoutchouc

C'est l'histoire d'un western caoutchouc. La cavale folle d'un tueur en roulis. D'une beauté en sursis.
Alors autant vous le dire tout de suite, il s'agit d'un pneu. Un pneu orphelin, abandonné par les jantes et par les chambres.
Il erre, écumant un désert de poussière, aiguisant son adhérence et sa vengeance.

Rubber, c'est le film de la deuxième ou troisième partie de soirée. Quand tout devient un peu flou, et que les limites du rationnel ont été repoussées.
Avant d'être un film, Rubber est une image en mouvement, un point de vue esthétique et photographique. Certains trouveront ça chiant, d'autres s'endormiront.
Mais Rubber, sans finir dans les annales, a le mérite - pour un film français - de s'octroyer une grande heure et demi de folie mortelle et hilarante, un ovni balancé à la Brain Dead en somme.

Rubber, c'est donc un jeu de style dont l'histoire n'est qu'un faire valoir. On déambule dans entre les cactus et les motels. On s'échoue dans les profondeurs de champ. On contemple l'horizon qui sue, et l'on attend. Gracq aurait aimé.


Rubber c'est un Las Vegas Parano indolent, sans action, où le pneu en délire vous emmène dans sa course assassine. Et vous êtes là, impassible, incrédule, face au pneu psychopathe. A y regarder de plus près, vous hallucinez : ce pneu a quelque chose d'humain, trop humain. Il opine, il titube, il crie, il gueule, il craque. Et vous, petit spectateur, vous suivez sa soif de destruction, de sang et de boyau avec la délectation du connaisseur. Les têtes explosent, les corbeaux éclatent, le psychopathe roule toujours.

Rubber, c'est aussi un point de vue délirant sur la position du spectateur, oui, toi, petit attardé voyeur, avide d'images, goulu d'histoires. Voilà le chœur, à l'ancienne, aussi bavard, moins narrateur, mais bel et bien voyeur. Ces spectateurs qui critiquent, qui commentent, qui empoisonnent le film de leur point de vue, Rubber les remet bien à leur place.

Dans ce film bizarre, déstructuré, où rien n'est vraiment normal, autant prendre les vessies pour des lanternes, des pneus pour des malades, les personnages pour de grands dingues. Dans un film un peu fou, autant rigoler de tout. La nuit est froide, le rire réchauffe. Le 10e degré ce soir a bien été atteint.


dimanche 14 novembre 2010

Nos âmes girouettes

Les bourrasques de vent, les litres de pluie, le ciel qui "bas et lourd pesait comme un couvercle".
Un vrai jour de novembre. Les arbres effeuillés déploient leur squelette avec une indécence exhibitionniste. Le moral a la grisaille. Les guillerets lampions de Noël ne sont pas pour tout de suite. Les lutins qu'on appelle à la rescousse traînassent encore, paresseux artisans du bonheur.

La correspondance de Diderot à Sophie Volland, ô combien douce et chantante comme la comptine plaisante ou la lecture du soir, nous raconte un peu ce phénomène, cet effet magique - presque inquiétant - du climat, des "vicissitudes de [...] l'atmosphère" sur notre caractère, sur nos comportements, nos passions, et peut-être même sur notre culture.
(Lire la lettre du 10 août 1759)

Et de ces bises, de ces draches, de ces ecorches-vache, de ces crachins, de ces frimas, de ces noms de climats dont la poésie berce nos têtes, quelques mots. Des mots, venus de certaines têtes "girouettes", brassées par les vents, impressionnés par les temps.

Verlaine est l'une d'entre elles.
Des poètes aux fronts sérieux, aux sens aiguisés, il est de ceux qui sont restés le plus la truffe en l'air, le museau dans les étoiles, sur un tas de paille mouillée (et bien accompagné), ou dans l'épaisse atmosphère des pays brumeux.
Verlaine, âme atmosphérique et saturnienne, a rendu la science météorologique plus personnelle, plus poétique, moins insignifiante.



dimanche 7 novembre 2010

D'un lire à l'autre...


La lecture d'un ouvrage littéraire n'est pas seulement, d'un esprit dans un autre esprit, le transvasement d'un complexe organisé d'idées et d'images, ni le travail actif d'un sujet sur une collection de signes qu'il a à réanimer à sa manière de bout en bout, c'est aussi, tout au long d'une visite intégralement réglée, à l'itinéraire de laquelle il n'est nul moyen de changer une virgule, l'accueil au lecteur de quelqu'un: le concepteur et le constructeur, devenu le nupropriétaire, qui vous fait du début à la fin les honneurs de son domaine, et de la compagnie duquel il n'est pas question de se libérer. Je suis pour ma part extrêmement sensible aux nuances de cet accueil, au point d'être gêné de bout en bout dans la visite d'une propriété même splendide, si je ne dois la faire en indésirable ou en indiscrète compagnie. L'accueil d'un Hugo, par exemple, au seuil d'un de ses livres, dédaigne superbement ma chétive personne et s'adresse plutôt qu'à l'ami lecteur, à un collectif respectueux de touristes passant intimidés le seuil d'un haut lieu historique. Celui de Malraux, qui immanquablement me met mal à l'aise, semble toujours agacé et comme impatient de s'adresser à quelqu'un de si peu intelligent que vous. Le compagnonnage amusant, piquant, inépuisable, de Stendhal est celui de quelqu'un avec qui on ne s'ennuiera pas une seconde, mais qui ne vous laissera pas l'occasion de placer un mot. A le relire récemment, dans le loisir forcé de ma chambre déserte, je redécouvre un des charmes majeurs de Nerval : une gentillesse d'accueil simple et cordiale, une sorte d'alacrité vagabonde et discrètement fraternelle, qui jamais n'insiste et semble toujours prête si vous le voulez à se laisser oublier.
Et il y a aussi celui qui vous abandonne en chemin ou refuse de vous prendre en charge (ce n'est pas toujours désagréable) et celui au contraire qui guette le chaland à sa porte, et se met bourgeoisement en vitrine, comme une "respectueuse" d'Amsterdam. Si impersonnel qu'il se veuille, un livre de fiction est toujours une maison vide que tout, de pièce en pièce, dénonce comme encore quotidiennement, désinvoltement habitée, du manteau accroché à la patère à la robe de chambre qui traîne sur le lit, et au désordre de la table de travail - et je suis toujours content quand j'ai l'impression de surprendre l'auteur sur ses traces toutes chaudes, et comme au saut du déménagement.

Julien Gracq, En lisant, en écrivant

dimanche 31 octobre 2010

De l'importance des meurtres dans la vie adolescente...

Rassurez-vous, nous parlerons des meurtres à grand bénéfice culturel, oui, ces meurtres de papier et de littérature, qui certes, massacrent bien volontiers héros et personnages, mais jouent un rôle extraordinaire, fondamental, éducatif dans la vie de nos petits cerveaux en devenir.
Même si le meurtre a son public adulte, avide d'histoires emmêlées, de victimes toujours innocentes et de suspects sempiternellement patibulaires, nous délaisserons ce terrain de polars, de thrillers, pour revenir à ces histoires formidables que nos parents nous ont souvent refourgués au sortir de l'enfance.


Longtemps perçu comme un genre secondaire, bassement distrayant, le livre policier est en fait la transition parfaite sinon nécessaire entre le livre de l'enfance et le livre adulte, mature, bavard, qui vous reste en bouche et se mâche, encore, encore, jusqu'à la fin, ou jusqu'à ce qu'il nous lasse.

Le livre de l'intrigue, le livre des mystères, le livre des énigmes, lui, s'avale et se dévore avec un enthousiasme de follet et une alacrité pantagruélique.
Oui, vous n'imaginez pas comme ce livre est important: il vous met les méninges en ébullition et vous apprend l'endurance. Vous ingérez des pages sans vous en rendre compte, et vous devenez sans même le savoir un dévoreur de livre. Vous avez vaincu les pages sans images extérieures, pleines d'images intérieures.
Vous vous retrouvez souvent, et sans jamais l'avoir délibérément voulu, dans une rue pavée, humide et lugubre de Londres, perdu dans le brouillard, la pipe au bord des lèvres - oui, à peine adolescent, vous fumez déjà, question de camouflage - ou caché dans un cab - permission de planque jusqu'au 10e chapitre! A moins que vous n'arpentiez le Sussex, le Devon, le Kent, ces belles régions d'Albion, qui brillent aux couleurs de l'automne et vous emmènent à la recherche d'un indice sûrement là, bien à l'abri dans cette campagne, dans cette étable, dans cette meule de foin.
Vous compilez précieusement les faits, les pistes, vous supputez, vous doutez, vous argumentez, et l'alchimie vous rend un peu plus grand, un peu plus maître de vous même, un petit pas vers l'esprit critique, vers l'indépendance de la pensée. Car oui, aussi solidaire que vous soyez de ces grands noms clinquants qui en imposent - ces diables de détectives aux egos plus larges que le livre que vous avez dans les mains -, vous n'êtes pas toujours d'accord !
Non, non, non! Vous avez perçu ce petit détail insignifiant, vous vous agacez. Mais pourquoi diable se dirige-t-on vers 4 chapitres de détours, alors que je l'avais vu, moi, ce petit indice qui nous menait tout droit vers le coupable!
D'abord docile compagnon de route, vous devenez vite un camarade des plus exigeants. Et si le génie de ces promenades continuent de vous bercer, vous regardez bientôt un peu plus haut dans la bibliothèque parentale.

Alors merci, oui grand merci, Hercule Poirot, Miss Marple, Sherlock, Watson, et à travers vous Agatha Christie, Sir Arthur Conan Doyle, Wilkie Collins, E.A.Poe, et Gaston Leroux. Du haut de vos convictions positivistes où l'esprit et la raison ont tout leur empire, vous nous avez légué la passerelle la plus douce et la plus stimulante qui soit, pour mener nos esprits adolescents, malléables et voraces vers l'amour des livres.



lundi 25 octobre 2010

Enseigner, pour rétablir le présent

Nos "mauvais élèves" (élèves réputés sans devenir) ne viennent jamais seuls à l'école. C'est un oignon qui entre dans la classe : quelques couches de chagrin, de peur, d'inquiétude, de rancoeur, de colère, d'envies inassouvies, de renoncement furieux, accumulées sur un fond de passé honteux, de présent menaçant, de futur condamné. Regardez, les voila qui arrivent, leur corps en devenir et leur famille dans leur sac à dos. Le cours ne peut vraiment commencer qu'une fois le fardeau posé à terre et l'oignon épluché. Difficile d'expliquer cela, mais un seul regard suffit souvent, une parole bienveillante, un mot d'adulte confiant, clair et stable, pour dissoudre ces chagrins, alléger ces esprits, les installer dans un présent rigoureusement indicatif. Naturellement, le bienfait sera provisoire, l'oignon se recomposera à la sortie, et dans doute faudra-t-il recommencer demain.
Mais c'est cela, enseigner: c'est recommencer jusqu'à notre nécessaire disparition de professeur. Si nous échouons à installer nos élèves dans l'indicatif présent de notre cours, si notre savoir et le goût de son usage ne prennent pas sur ces garçons et sur ces filles, au sens botanique du verbe, leur existence tanguera sur les frontières d'un manque indéfini. Bien sûr nous n'aurons pas été les seuls à creuser des galeries ou à ne pas avoir su les combler, mais ces femmes et ces hommes auront tout de même passé une ou plusieurs années de leur jeunesse, là, assis en face de nous. Et ce n'est pas rien, une année de scolarité fichue : c'est l'éternité dans un bocal.

Daniel Pennac, Chagrin d'école

samedi 16 octobre 2010

Woody, le fils de Freud vieillit

Il existe à peu près trois outils pour décoder, pour comprendre et décrypter les étranges bizarreries de l'être, ses contradictions morales, ses incohérences comportementales. Il y a le dictionnaire (Robert ou médical), les théories de Sigmund, et Woody Allen.
Les deux premiers sont incroyablement utiles, mais lorsqu'on veut se détendre, le dernier nous séduit plus volontiers.

Présentée comme ça, avouons que la tâche est ardue. Heureusement pour nous, Woody est un être productif. Un film par an, ou presque. Bon, d'accord, c'est le minimum pour prétendre rester sur le podium des interprètes de l'âme.

Woody. Formidable conteur d'histoires invraisemblables, rocambolesques, hilares, graves et bavardes, il réussit là où beaucoup nous ennuieraient. Il nous balade et nous enchante avec ses grosses ficelles, il nous captive là où certains se recevraient des potirons, des patates et des tomates. Woody a tout du psychanalyste omniscient, il voit clair dans notre jeu. Il jongle avec nos rires, il nous laisse tendre et mou comme des guimauves. Il nous fait parler par ses personnages, il nous secoue, il nous envoie nos excentricités, nos mensonges, et nos couardises en plein visage. Et c'est pour ça qu'on l'aime.

Woody est né gifted. Un vrai chef. Il maîtrise les mots comme on structure une pièce montée, il domine la recette piégeuse du soufflet humoristique, ses partis pris photographiques, scéniques et scénaristiques se dégustent comme un gourmand dessert. On lui donne volontiers quelques étoiles.
Sa filmographie est une topographie poétique, une étude comportementale : mille lieux charmants, mille personnages et mille histoires comme autant de territoires composant la mosaïque du coeur humain, avec ses méandres, ses cavités obscures, ses illusions, ses comportements stupides, immoraux, tendres ou géniaux. Woody est un guide des plus cruels.

Manhattan, Annie Hall, Shadows and Fog, Hannah, Radio Days, Sweet and Lowdown, Deconstructing Harry, Scoop, Match Point, Vicky Cristina... Beaucoup figurent dans nos panthéons cinématographiques, et cela en dit énormément sur nos vices et nos tropismes personnels.

Woody est prolifique, Woody est spéculaire, Woody est ponctuel.
On le retrouve chaque année avec ce même enthousiasme, cet avant goût délicieux sur les papilles, certain de la qualité de la livraison. Oui, d'accord, on est aussi toujours un peu inquiet (le chef nous réserve parfois quelques mets originaux, bizarres ou difficiles). Quoi qu'il en soit, on part, résolument confiant, à la rencontre de ce sombre et bel inconnu, guilleret, sifflotant. résolument confiant. Après tout, c'est un peu comme un dîner entre happy few.

Une heure et demi plus tard, on rentre chez soi, rassasié, heureux, on a ri, on a grincé. Encore une fois, les extravagants pieds de nez à la réalité nous ont charmé, et l'on pense à ces personnages pitoyables qui souffrent pour nous, pour nous rappeler le miel et le fiel de l'existence.
Sur le chemin du retour, on se dit que c'est un bon woody, comme lorsqu'on juge son assiette à la sortie d'un restaurant. Alors bien sûr, on a connu mieux, mais comme toujours, on y trouve son compte, et c'est l'essentiel. Quoique, attendez, il y avait comme un petit plus. Quelque chose a changé, le goût est différent. C'est une vague saveur de Woody plus tendre avec comme un fumet de sérénité, de plénitude.

La vieillesse s'est insinuée au creux de sa focale. Woody vieillit.
On le sent, on le voit, et cela rend d'autant plus précieux ce cadeau triste et joyeux qu'il nous offre chaque année, pour nous regarder le nombril, rire, pleurer, et réfléchir, au moins un petit peu.

dimanche 10 octobre 2010

L'homme aux somptueux éboulis de livres

Huysmans.

Il est difficile de trouver un écrivain dont le vocabulaire soit plus étendu, plus constamment surprenant, plus vert, et en même temps plus exquisement faisandé, plus constamment heureux dans la trouvaille et même dans l'invention. La substance de la langue, et surtout l'adjectif, qui surgit chez lui non pas colorié, mais imbibé de couleur dans toute sa masse, à l'éclat, l'épaisseur de matière et le feu sourd des émaux cloisonnés.

Et il est difficile d'en trouver un dont la syntaxe soit plus monocorde, plus ressassante, plus indigente et comme délabrée. La phrase procède par à plats d'éblouissantes touches au couteau juxtaposées, que nul lien de relation ou de subordination sérieusement ne cimente. Plus pauvre encore, et comme ataxique, est le cheminement du paragraphe, gauchement scandé par la ritournelle des Puis... Enfin... Et c'était... En somme... qui reviennent concasser le texte de page en page comme les coups de marteau d'un jacquemart. Tout le mouvement lié et souple du discours qui anime un livre, lui donne une pente, un étagement de plans, une perspective, s'est chez lui figé ; ses livres ressemblent à un édifice de pierres rares fracassé par un séisme ; les moellons luxueux, et tout ce qui a pour destination de s'arcbouter pour s'étager en hauteur, gisent à terre côte à côte, comme s'ils ne rêvaient que de retourner à la carrière originelle. Ce sont de somptueux éboulis de livres.

Julien Gracq, En lisant, en écrivant.



Illustration: Rembrandt, le Philosophe

dimanche 3 octobre 2010

Découvrir enfin Monet

Encore un qui va nous rebattre les oreilles de cette expo.
Oui ! oui ! oui !
Je vous vois venir cher lecteur, trainant les savates à l'idée que cet article ressemblera à tous les autres. Non ! non ! non! rien à voir avec le barbant reportage des JT! Lisez un peu...

Vous pensez tous connaître Monet. Alors certes, on a tous en tête quelques uns de ces chefs d'œuvres impressionnistes, des Nymphéas par-ci, la cathédrale de Rouen par là, peut-être le Parlement suspendu dans un sfumato de fog. Oui mais non! passées les marines normandes, et quelques toiles de gare, force est de constater qu'on a jamais vu dans sa vie qu'une petite, toute petite, trop petite, trentaine de Monet, principalement les toiles d'Orsay ou du Louvre.
Peut mieux faire franchement.


C'est justement pour réparer ce trou béant qui entache notre quête esthétique que le Grand Palais, avec tout le tintouin qui va avec, a rassemblé pour la première fois depuis 30 ans l'ensemble des toiles du monsieur à grande barbe. Presque 200 tableaux éparpillés dans une exposition qui sait où elle va et ce qu'elle veut montrer. Toujours réticent?
Alors oui, avouons-le sans détours, il vous faudra braver les sinueuses (sillonneuses) files d'attentes, supporter les longues heures à piétiner sous le ciel d'automne, à écouter malgré vous le joueur de clarinette qui ne s'arrête jamais. Entre nous, soyez patient. Et si vous êtes malin, réservez.

Car voilà, une fois passé ces (maigres) désagréments, non seulement vous découvrirez enfin Monet, mais vous aurez tout le privilège (partagé avec vos centaines d'amis d'expo) de vous envoler pour un incroyable voyage dans le temps, l'espace et la peinture. Pas mal hein?
Vous replongerez dans ce monde inconnu, beau, brut, et dont les mutations estompées en fond de toile annonçaient déjà notre ère industrieuse. Vous redécouvrirez ce 19e siècle, vu par les yeux d'aucun, et vous contemplerez au delà de l'œuvre, l'éclatante beauté de ces lieux silencieusement encapsulés.

Au début, vous tâcherez surtout de courir après toutes les toiles que vous n'avez jamais vues, et qui reposent désormais au delà de l'Atlantique, ou à Londres, à St Gall, à Zürich, à Cambridge... Vous passerez indolemment devant la Venise magique, et vous penserez à Marcel. Échauffé par ces premières toiles, vous partirez gaiement jouer des coudes pour plonger du haut de la Manneporte ou de la falaise de Pourville. Géronimooooo ! Non vous vous tiendrez bien, vous êtes dans une expo.



Au bout d'une heure, un peu las de serpenter parmi vos semblables excités devant la moindre toile (que vous êtes snob), vous ferez une petite pause devant le champ de tulipes, et là vous penserez enfin comprendre Monet, son credo esthétique, le sens de chaque touche et l'amour de chaque nuage. Ayant vu la lumière, ragaillardi, vous saisirez le souci des séries, le besoin de capter d'une heure à l'autre les déclinaisons insoupçonnables des atmosphères. Alors oui, toutes ces théories sur les effets, vous les connaissiez, mais vous n'aviez jamais compris comme aujourd'hui ce que signifie ces cinq meules, ces peupliers, ces cathédrales, ces plans toujours esquissés puis recommencés de Belle Île, de Varengeville, de Giverny ou d'Argenteuil.

Étourdi par tant d'images, tant de lieux, les yeux un peu fatigués par les légendes, vous vous appuierez contre un mur, sous les yeux méfiants des gardes-tableaux. Vous jetterez innocemment un regard sur la légende de la toile la plus proche, et là, comme la petite phrase de Vinteuil, la magie poétique de la toponymie vous bercera, et vous susurrerez ces noms comme une comptine ensorcelante. Giverny, Argenteuil, Vétheuil. Grisé, un peu mélancolique, vous contemplerez ces fantômes d'espaces qui ne sont plus. Ces campagnes désormais bétonnées, ces coquelicots désormais trottoirs. Peut-être.

Au bout du dernier couloir, vous vous retournerez une dernière fois pour embrasser par ces toiles la fuite du temps. Et vous resterez là, ému et immobile, face à un bras de Seine, un effet de neige, heureux d'avoir patienté, piétiné. Titubant de fatigue et de couleurs, vous vous dirigerez alors vers la sortie. Devant la librairie bondée, vous presserez un peu le pas, et vous soupirerez à l'idée de ne pouvoir prendre un café avec Paul, sa palette et sa barbe.


vendredi 24 septembre 2010

Firmin, arnaque mercatique pour déception littéraire

Lorsque Firmin est sorti, c'était en 2009, les 4 par 3 du métro lançaient cette promesse alléchante et insolente "Si lire est ton plaisir et ton destin, ce livre a été écrit pour toi". C'était signé de l'écrivain italien Alessandro Baricco, un illustre inconnu pour beaucoup de gens, mais dont la phrase avait su illuminer les yeux gourmands des dévoreurs de livres. Tout le monde ou presque a parlé de ce livre : émission, articles, partout partout s'affichait le petit rat à bonne bouille et à l'œil hagard.

Oui mais voilà, après l'émulation visuelle, les papilles excitées, les neurones en ébullition, le soufflet est retombé car une fois lue (mais pas dévorée), "l'autobiographie d'un grignoteur de livres" nous laisse largement sur notre faim, déçu, désappointé et ne sachant balancer entre l'amertume de "s'être fait ratisser" (pour ne pas dire pigeonner, Firminisons-nous), et l'agaçement d'un roman qui, par autosuffisance, illusion ou égarement, n'est pas allé aux bouts de son potentiel et de ses promesses.

Premier roman de Sam Savage, homme respectable, au CV et à la tête bien garnis, Firmin nous conte l'histoire d'un rat échoué dans le Boston déclinant des 60's. Petit être né parmi les Grands des rayonnages d'une librairie, il arpente, découvre et s'imagine, mélangeant rêve et réalité, histoires romanesques et quotidien fantasmé.
Etant donné ma réticience à me mettre en avant, il avait carte blanche quant à ma personnalité. Je pouvais être ce qu'il voulait, et j'ai vite compris que, quand il me regardait, il voyait surtout un mignon petit animal un peu idiot et clownesque, quelque chose approchant d'un très petit chien avec les dents en avant. Il n'avait pas la moindre idée de qui j'étais vraiment, de mon scandaleux cynisme, de mes penchant (bien que modérés) pour le vice, de mon génie emprunt de mélancolie ou du fait que j'avais lu plus de livres que lui. [...] Ai-je entendu un gloussement? Vous pensez peut-être que vous m'avez démasqué n'est-ce pas?

Si tu le dis Firmin.
Tout commence pourtant de la façon la plus séduisante et la plus originale qui soit ; les idées de Sam Firmin sont agréables et aiguisées ; les retournements, les projections, sensibles et ravissantes.
Oui mais voilà, rien ne va ni n'avance. On erre dans les pages et dans les chapitres comme comme un rat en peine, perdu dans des égouts littéraires et culturels.
Savage y convoque les grands livres, les classiques de la littérature, mais aussi tout le panthéon des auteurs, des acteurs, des standards musicaux américains, chanteurs et danseurs de comédies musicales ; les clins d'œil jetés à foison jonchent la pensée bavarde de Firmin, petit rat de rien. Car oui, le rat s'avère bien trop bavard. Unique énonciateur du livre, il déblatère et pérore laconiquement.

Si le style, précis, net parfois lumineux, ne participe en rien à cette berezina, il est dommage qu'un animal si sympathique finisse par agacer, non pas pour ce qu'il est, ce qu'il fait ou ce qu'il pense, mais parce qu'on l'a ignominieusement conduit des pièges narratifs et des apories verbales. Perdue dans les longueurs, trop étriquée dans ce roman presque sans personnage, sans paroles tierses et sans dialogue, la voix de Firmin tourne à l'infini, et l'on se lasse. L'impatience des grandes lignes serrées sans action, sans évènement, sans rien, nous plonge dans la pensée mélancolique de ce rat. Les effets sur la réception sont pour le coup réussis. A force de chercher à projeter le lecteur dans le monde onirique et mélancolique de Firmin, on finit par s'y ennuyer ferme.

Mais si l'on juge si sévèrement Firmin, ce n'est pas parce qu'il trône parmi les mauvais livres, loin de là, c'est surtout parce qu'il aurait pu aisément trouver sa place parmi les plus beaux, parmi les favoris de notre bibliothèque.
Firmin, c'est le rat sympathique qui nous aura un peu joué un mauvais tour. Il aurait pu y avoir un belle histoire de mots, un attachement particulier, mais comme dans toute relation, il s'avère que, parfois, cela capote. Firmin aura néanmoins eu le mérite de figurer et de matérialiser l'ennui et la mélancolie, à l'image du sublime livre de l'attente qu'est le Balcon en forêt de Julien Gracq (... que Firmin a sûrement trop lu). Peut-être est-on alors en droit d'accorder à notre petit rat tout notre pardon d'exigeant lecteur.

vendredi 17 septembre 2010

Benda Bilili : le miracle de la musique

Kinshasa, République Démocratique du Congo.

Tout commence il y a cinq ans lorsqu’au hasard d’une rue, deux passionnés de docu et de musiques urbaines tombent sous le charme d’un groupe de musiciens hors du commun. Ils sont là sur les trottoirs, sur leurs tonkars et leur fauteuil roulant customisé, entourés d’une foule de shégués, les gamins des rues. Le staff Benda Bilili. Papa Ricky, Coco, Juana, Theo Coude, et bientôt le petit Roger, 13 ans, parti de chez lui pour gagner sa vie. Presque tous, paraplégiques, handicapés, ils lancent dans la nuit chaude des airs de rumba congolaise aux paroles envoûtantes.

Ils utilisent les mots de leur réalité, de leur quotidien. Ils racontent les galères, la souffrance, la faim, mais surtout l’éternel espoir qu'ils trimballent dans leur vie, dans leur musique.

Des guitares rafistolées dont il ne reste parfois qu’une corde, des bouts de bois, d’une petite boîte de lait transformée à l’aide d’un fil sortent des sons prodigieux, entraînants. Le miracle de la musique qui vient de n’importe où, de n’importe quoi grâce au génie de quelques mélomanes à l’optimisme bouleversant.

Et malgré l’adversité, les difficultés quotidiennes, ils répètent, ils jouent, ils peaufinent leur musique dans le zoo de Kinshasa, jusqu’à croire en un album qui les sortira de la galère. Croire au miracle de la musique.

Des hommes dont le handicap s’efface peu à peu tant leur force éclate l’écran, leur humour incroyable, leur sagesse déconcertante ; les membres du staff nous invitent à les accompagner au-delà. Et sur leurs instruments de rien, ils composent des airs qui remuent les tripes et font danser les têtes.

Le film, miroir posé pendant cinq ans, résonne comme un conte véridique et formidable, filmé petite caméra au poing malgré les aléas, les revers et les péripéties, et dont on ne nous cache pas les ombres, tapies au second plan.

Aussi poignant qu’émouvant, le documentaire évite les écueils classiques du genre. Ni misérabilisme exotique, ni sentimentalisme facile, les images sont brutes, belles ; elles nous envoient ce qu’on ne nous montre, ce qu’on ne voit encore que trop rarement : un sublime message d’optimisme envoyé de l’Afrique à l’Afrique et au monde entier.


Film Annonce BENDA BILILI! envoyé par BendaBilili. - Regardez des web séries et des films.

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Benda Bilili, le film documentaire, sorti le 8 septembre 2010

Benda Bilili, Très très fort, album sorti en mars 2009

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Presse :

Libération : Un film hallucinant… un miracle. Un film qui dépote.

Les Inrockuptibles : L’histoire du groupe est édifiante, mais le film n’a pas besoin de l’être. […] ces images implacables sont arrachées au chaos, plutôt qu’à la compassion ou à la morale.

Le Monde : Ce formidable documentaire, (…) raconte (…) une success story aussi authentique que miraculeuse, qui vous soulève l’âme, vous fait danser le coeur, et vous fera même verser une petite larme, d’émotion et de joie mêlées.

Marianne : Une histoire (vraie) aussi prenante, énergisante que celle du Buena Vista Social Club de Wim Wenders (…).

Paris Match : Un film miraculeux à voir et à entendre.

TéléCinéobs : Petite communauté de dons Quichottes rêveurs et abîmés qui allient musique et bidouilles dans même un élan solidaire et salvateur. C'est aussi terrible que drôle et joyeux.

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Si avec tout ça, vous n’y courrez pas, le Comité de la Cuillère ne comprend pas ! A vos cinémas ! et bon dimanche !

dimanche 12 septembre 2010

Maupassant, polissons et cabotins

Cher Guy,

Assieds toi, oui prends ce tabouret! On va parler. Attends, attends, je te commande un bock, ça te va n'est-ce pas?
A la bonne heure! Pochardons-nous un tout petit peu. Allez qu'importe! de toute façon c'est dimanche!

Bon, je viens de relire un petit pan de ton œuvre - diable que tu es fécond ! Alors oui, j'ai parcouru les sempiternels Horla, Contes fantastiques et autres joyeusetés morbides, mais j'aimerais aussi que l'on reparle de toutes ces choses charmantes que tu as pondues. Bigre, ce n'est pas rien. Cette autre facette, brillante, joyeuse, mondaine et amoureuse est au moins aussi importante que la première! Et l'on en parle malheureusement pas assez. Pourtant cette petite pellicule cabotine recouvre plutôt bien ta bonne vieille carcasse obscure. Au diable les choses qui fâchent, je déteste froncer les sourcils.

Mon bon Guy, quel coquin tu fais! Tu es un vrai modèle. Que de facilité pour cueillir l'ivresse et faire sourire ces dames. Quel serin je fais, moi, quand je vois toute l'adresse et le génie que tu emploies, en artiste! Quelle énergie déployée pour festoyer, charmer, aimer, croquer ces portraits bruts et vigoureux!
Il y a les imbéciles dont on se moque bien, les canailles libertines, les veuves à la sève éveillée, les dandies de ministères, les cocottes, les cocus solennels, avec leur femme dans une pièce, riant, trinquant avec l'amant dont ils viennent chaleureusement de serrer la main. Et la maîtresse qui n'est jamais loin, dans une autre pièce, derrière un rideau, alanguie dans un fiacre, attendue dans la légendaire garçonnière de la rue des Martyrs.
D'ailleurs, quelle rue! Parlons en ! Dans chaque roman, dans chaque nouvelle, dans chaque récit, elle figure et trône. Quelle galerie des glaces! Quel défilé d'amants, que de maris désolés, de femmes en fièvre et de filles en affaire circulent dans cette étroite et petite rue! Ma foi, tu en as faits des embouteillages amoureux!

La conquête des femmes est la seule aventure exaltante dans la vie d'un homme.
Ah ! c'est dit! Cher Guy, tu as tout du chenapan fripon.

Derrière ces mots couvés, à demi montrés, quelle sensualité, quelle polissonnerie tu nous contes. Et je ne parle même pas des Contes grivois! J'aime tes sympathiques impudeurs littéraires qui suggèrent et dévoilent. Tes Récits parisiens en sont gorgés, ils en deviennent, du coup, particulièrement savoureux. Il y a cette bonne âme qui dans son Aventure parisienne, "doucement, rougissante comme une vierge" susurre à l'amant d'un soir "J'ai voulu connaître... le... le... vice". Il y a l'épouse du Souvenir, tyrannique avec l'époux, aguicheuse avec le passant flâneur. Renvoyant le pataud mari, s'arrêtant dans un cabaret de bord de route, et le narrateur d'oser "prendre un cabinet particulier". "Elle se grisa, ma foi, fort bien [...] fit toute sortes de folies... et même la plus grande de toutes". Et oui ! bonheur de l'inconnu qui passe!
Et dois-je parler des petits vieux d'Au Bois retrouvant la vigueur gauloise de leurs premiers printemps! Les parties dans les fougères! Ah mon cher Guy, tu mêles à l'audace la vérité d'un siècle et la vigueur d'une phrase éclatante. Alors santé! Trinquons au badinage!

On ne les connait vraiment pas assez, ces petites nouvelles serrées où fourmillent, certes les malheurs, mais aussi les mille amours d'une capitale pleine d'envie.

Cher Guy, vous êtes un maître! et tous les polissons et cabotins du monde bénissent chaque jour la vérité coquine que vous insufflez dans la vie de vos chapitres. Prenez les audaces de Duroy, les bonhommies de Forestier, et les minauderies d'une Madame de Marelle grisée par le champagne. Voyez les doux sourires de Madeleine. On frôle presque l'échangisme verbal dans ce quatuor plein de fougue "plongé dans un bain d'amour".
Et comme vous y allez, cher Guy!
"Les deux femmes, maintenant, en lançaient de roides. Mme de Marelle avec une audace naturelle qui ressemblait à une provocation. Mme Forestier avec une réserve charmante, une pudeur dans le ton, dans la voix, dans le sourire, dans toute l'allure, qui soulignait, en ayant l'air de les atténuer, les choses hardies qui sortaient de sa bouche". Longue vie à ces femmes, "un peu choquée[s] par la forme et pour la forme", qui, comme les liqueurs enivrantes, "versent dans les esprits excités un trouble plus lourd et plus chaud".

Merci cher Guy, nous autres, polissons et cabotins, te devons vraiment beaucoup.


***


Références:
- Bel Ami
, chapitre 5
- Contes Grivois
- Récits Parisiens : Au Bois, Souvenir, Aventure Parisienne

Peintures:
Ingres, Une odalisque, 1867
Gervex, Rolla, 1878 (en référence au poème d'Alfred de Musset)

vendredi 27 août 2010

Chagrin d'école pour rentrée de classe


Ça y est, une nouvelle vie vient de commencer pour beaucoup de petits, de moyens et de grands. A l'aune de l'enfance, de l'adolescence, tout commence à la rentrée, tout se termine à la fin des vacances. Mais ça y est, septembre a sonné, c'est le début, la reverdie.

On a préparé son cartable, son sac à dos - à la hâte ou en avance. Tout dépend de l'ennui déployé pendant les vacances, de l'envie de revoir les copains, de la peur d'y retourner. Tout dépend de l'élève.

Les crayons sont taillés, les stylos au garde à vous, prêts à faire jaillir l'encre fixatrice dans une éructation de capuchons et de bouchons. Le savoir n'a qu'à bien se tenir. Des billes, des plumes, des premiers prix ou des rolls royce du "plein et délié", ils sont là, ou n'y sont pas, c'est selon l'élève. Le consciencieux, le pressé, le tête en l'air, le martyrisé de l'école, l'angoissé, le dilettante, l'abandonniste. Quels qu'ils soient ils seront là, forcés ou non, au tableau ou sur une feuille, à essayer de grandir, d'apprendre un peu plus, et de muer, tout doucement vers un âge où tout est différent.

A chacun ses crayons, à chacun son angoisse de la rentrée, à chacun ses chagrins d'école. Ne craignez rien, parents, écoliers, étudiants, on grandit toujours, malgré soi.

***

Alors voilà, quoi de mieux en ce début d'année (prenons le point de vue de ceux qui retournent sur les bancs trop durs de l'école), qu'un livre sur l'école, sur les élèves, sur cette période de vie où l'on doit s'empiffrer de savoir, de leçons, de livres, de cahiers et de classeurs. Parlons donc des chagrins d'école, de celui de Daniel Pennac.
Stop! Ce n'est pas un livre sur l'école, dira-t-il, c'est un livre sur le cancre. "Sur la douleurs de ne pas comprendre et ses effets collatéraux sur les parents et professeurs". C'est dit.



En un livre ou presque, voilà le cancre réhabilité, on le voit différemment, déshabillé de sa nullité. A bas le bonnet d'âne, à bas ces "je n'y arriverai pas", à bas ces "tu le fais exprès", sus au "je suis nul, j'aurai toujours zéro", au diable tous ces oripeaux qui pèsent comme une enclume. En un livre, et du haut de sa vie de professeur, riche de ses milliers d'élèves, Pennac décortique les rouages qui font que "ça bloque", que "ça ne s'imprime pas". Lui, l'enfant dysorthographique, l'amnésique de service a été sauvé. Aujourd'hui il écrit. Rien n'est donc jamais joué d'avance.

A travers le cancre, les angoisses de l'enfance, quelles qu'elles soient. Les peurs de cours, les chagrins d'amour, les tyrannies parentales ou professorales, les divorces. Par ce cancre, pauvre acteur-alibi et sujet d'analyse de ce livre, commencent les méandres de ces chapitres, denses et serrés, passant de autobiographie à l'essai. Des souvenirs de professeur, magnifiques, touchants, secouants, qui parlent de l'angoisse ou de l'indifférence de "devenir" lorsqu'on est enfant, de la responsabilité incroyable des professeurs face à ces petites bouilles, ces têtes en friche et dont il faut cultiver les sillons comme un jardin à faire fleurir. Il en va du reste de leur vie.

Doucement, on glisse, on parle technique. Pourquoi donc ces renoncements? Pourquoi ces abandons péremptoires et itératifs, résumés en quelques mots :"je n'y arriverai jamais", "je m'en moque"? Assaut grammatical, explication technique, on dissèque le y, on trucide le en. On découvre les maux cachés sous les mots, à pourrir la tête des petits, des moyens ou des plus grands. La grammaire est parfois salvatrice, oui, oui.

Et Pennac, de raconter ses plus beaux moments de professeurs, les pires aussi. Les réussites, les élèves sauvés, les classes - difficiles ou non -, qui peu à peu, se mettent à comprendre la richesse des mots, des textes. Un miracle dans chaque et pour chaque élève qui comprend, des centaines de miracles par classe et par an. Des millions par année. Comprendre, au sens latin, c'est précieux. C'est prendre avec soi quelque chose, un peu de savoir, pour le reste du chemin. Mais il y a aussi les défaites, les échecs de ceux qui sont restés, malgré tout, derrière, en marge. Avec, autour de ces souvenirs d'élèves, la pesanteur de tragédies.

Mais pardon, cet article est déjà trop bavard, les vacances furent trop longues (piaffant Comité de la Cuillère). Disons, pour conclure scolairement - car à chaque discours sa clôture, à chaque rédaction sa fermeture, à chaque dissertation sa conclusion, n'est ce pas? - disons donc que rarement le comité n'aura si peu eu envie de finir un livre, de le refermer, définitivement.

Malgré quelques passages faciles et démagogiques, c'est un précieux. On revit quelque chose, on se souvient. Par lui reviennent des comptines oubliées, des poèmes appris par cœur, des bons souvenirs (les copains, les fous rires, les bonnes notes), des cauchemars enfouis (les bulles, les heures de colle, les moments de honte scolaire). Sauf qu'à l'heure où l'adulte lit ces pages, il est devenu.
A tous les petites et moyens, si vous lisez ce livre, voyez combien vous pouvez. A tous les grands, à tous les parents, lisez ce livre, et repensez la condition du cancre, de l'élève, de l'enfant (du professeur aussi). En cette rentrée de septembre, ils en ont tous besoin.

***

Pour le petit, chacune des années à venir vaut un millénaire ; à ses yeux son futur tout entier dans les quelques jours qui viennent.

Lui parler de l'avenir, c'est lui demander de mesurer l'infini avec un décimètre.

Dans la société où nous vivons, un adolescent installé dans la conviction de sa nullité est une proie.

Pour que la connaissance ait une chance de s'incarner dans le présent d'un cours, il faut cesser d'y brandir le passé comme une honte et l'avenir comme un châtiment.

Une année de scolarité fichue, c'est l'éternité dans un bocal.

Daniel Pennac, Chagrin d'école.

vendredi 30 juillet 2010

Les coquelicots des Flandres


Dans les Flandres belles et balayées par les vents, les blés ploient et plissent, lentement. On entend là les silences de la terre, les sillons gorgés de grain, de semences, on laisse passer le temps sous le soleil pastel et les cieux incertains. Et devant cet espace, un moment de souvenir, un bunker se redresse à l'angle d'un chemin, pavane au milieu d'un champs pour faire la nique au moulin à vent.

On pense alors à ces quelques mots, ceux d'un autre temps, qu'on sent encore mugir, quand les blés plissent et ploient dans Flandres belles et balayées par les vents.

***

In Flanders fields

In Flanders fields the poppies blow
Between the crosses, row on row

That mark our place; and in the sky

The larks, still bravely singing, fly

Scarce heard amid the guns below.

We are the dead. Short days ago,

We lived, felt dawn, saw sunset glow,


Loved and were loved and now we lie

In Flanders fields


Take up our quarrel with the foe:


To you, from failing hands, we throw


The torch; be yours to hold it high.


If ye break faith with us who die

We shall not sleep, though poppies grow
In Flanders fields

Lieutenant Colonel John McRae, médecin militaire canadien
, 1915

***

Le poème fut écrit le 3 mai 1915 à Boezingue sur le canal bordant la Diksmuideweg lors de la Bataille des Flandres. John McRae s'éteignit en janvier 1918 à Wimereux.

Le manuscrit:




***

Et même si rien ne peut remplacer la beauté de l'original, l'émotion des premiers mots, en voici la traduction officielle:


Au champs d'honneur


Au champ d'honneur, les coquelicots

Sont parsemés de lot en lot

Auprès des croix; et dans l'espace


Les alouettes devenues lasses


Mêlent leurs chants au sifflement

Des obusiers.

Nous sommes morts,

Nous qui songions la veille encor'


À nos parents, à nos amis,

C'est nous qui reposons ici,


Au champ d'honneur.

À vous jeunes désabusés,


À vous de porter l'oriflamme

Et de garder au fond de l'âme


Le goût de vivre en liberté.

Acceptez le défi, sinon


Les coquelicots se faneront

Au champ d'honneur.

samedi 3 juillet 2010

La Cuillère en vacances


Chers lecteurs,

Après ces premiers mois de bonheur en votre compagnie, à vous proposer nos bafouilles littéraires, à tenter modestement d'éveiller en vous de nouvelles envies de lectures et de découvertes, le comité prend quelques temps de vacances pour aller de-ci de-là sur les chemins de l'aventure et du repos.

Les articles se feront plus rares, nous laissons aux cigales le soin de bercer vos lectures dominicales.

Mais ne vous inquiétez pas, quand la rentrée sonnera, le comité taillera bien ses petits crayons de bois.

Rendez-vous donc en septembre pour de nouvelles esquisses, avec toujours cette même envie de lire et découvrir.

Bon été à vous!

Le comité de la Cuillère d'Aluine

dimanche 27 juin 2010

Brise Marine, Mallarmé







Brise Marine


La chair est triste, hélas! et j'ai lu tous les livres.
Fuir! là-bas fuir! Je sens que des oiseaux sont ivres
D'être parmi l'écume inconnue et les cieux!
Rien, ni les vieux jardins reflétés par les yeux
Ne retiendra ce coeur qui dans la mer se trempe
O nuits! ni la clarté déserte de ma lampe
Sur le vide papier que la blancheur défend
Et ni la jeune femme allaitant son enfant.
Je partirai! Steamer balançant ta mâture,
Lève l'ancre pour une exotique nature!
Un Ennui, désolé par les cruels espoirs,
Croit encore à l'adieu suprême des mouchoirs!
Et, peut-être, les mâts, invitant les orages
Sont-ils de ceux qu'un vent penche sur les naufrages
Perdus, sans mâts, sans mâts, ni fertiles îlots...
Mais, ô mon coeur, entends le chant des matelots!

Stéphane Mallarmé




lundi 14 juin 2010

Larry Clark, Tulsa, shootée l'Amérique.



LARRY CLARK « TULSA, 1963-1971 »


Puissance
« J'ai commencé à me shooter aux amphétamines à 16 ans. Je me suis shooté tous les jours, pendant trois ans, avec des copains, puis j'ai quitté la ville mais je suis revenu. Une fois que l'aiguille est rentrée, elle ne ressort plus. " Larry Clark, Tulsa, 1971

Chaleur
Larry
Larry Clark.
Larry Clark, 19 ans.
Larry Clark, 19 ans, né à Tulsa, Oklahoma en 1943.
Larry Clark, 19 ans, né à Tulsa, Oklahoma en 1943, se drogue avec ses amis.
Larry Clark, 19 ans, né à Tulsa, Oklahoma en 1943, se drogue avec ses amis et commence à faire de la photographie.
Larry Clark, 19 ans, né à Tulsa, Oklahoma en 1943, se drogue avec ses amis et commence à faire de la photographie ; des photographies sans concession sur une génération américaine au crépuscule, perdue entre la drogue, le sexe et la violence.
Elle en a besoin.

Excitation intellectuelle
Larry
Larry Clark.

Larry Clark, 28 ans.
Larry Clark, 28 ans, vit et travaille à New-York.
Larry Clark, 28 ans, vit et travaille à New-York, publie sa première monographie en 1971 sous le titre de Tulsa.
Larry Clark, 28 ans, vit et travaille à New-York, publie sa première monographie en 1971 sous le titre de Tulsa.; journal intimiste, profond, il fera l’effet d’un acte terroriste dans les milieux artistiques, scandalisés ou fascinés devant les déboires sulfureux et provocant des enfants secrets de l’Amérique.
Mais elle en veut encore.



Hypertension artérielle
Larry
Larry Clark.
Larry Clark, 40 ans.
Larry Clark, 40 ans, est photographe américain.
Larry Clark, 40 ans, est photographe américain, il vient d’achever son second chef d’œuvre, «Teenage Lust. »
Larry Clark, 40 ans, est photographe américain, il vient d’achever son second chef d’œuvre, «Teenage Lust » ; sur les bases artistiques encore fumantes de Tulsa, il y expose avec une froideur empathique des centaines de clichés dépeignant la sexualité des adolescents de la nation Yankee.
Elle reste en manque.


Stimulations nerveuses


Larry
Larry Clark.
Larry Clark, toujours.
Larry Clark, toujours, fait référence
Larry Clark, toujours, fait référence, et installe le long du chemin sa vision d’un monde.
Larry Clark, toujours, fait référence, installe le long du chemin sa vision d’un monde ; semant dans les champs artistiques des graines terriblement fertiles, influençant notamment les photographes d’une autre Amérique comme Nan Goldin (The Ballad of Sexual Dependency), ou plus récemment Terry Richardson.
Est-ce suffisant ?

Hyperactivité sexuelle
Larry
Larry Clark.
Larry Clark, 52 ans.
Larry Clark, 52 ans, devient réalisateur.
Larry Clark, 52 ans, devient réalisateur, et Kids est une ultime conscience visuelle et esthétique des secrets de l’adolescence.
Larry Clark, 52 ans, devient réalisateur, et Kids est une ultime conscience visuelle et esthétique des secrets de l’adolescence ; faisant sensation à Cannes et à Sundance, censuré aux USA, il met en volume toute l’œuvre de Clark, léche les origines de Tulsa, et vous envoie une claque en pleine gueule.
L’envie est toujours la, elle frappe encore et toujours.



dimanche 13 juin 2010

Carson McCullers, la ballade mélancolique...



La phrase se pose comme un début de sonate. De lents mouvements se mettent en branle, doucement, mais vous n'en savez rien.
Les thèmes s'agglutinent, et chaque mot complète la touche de l'autre. Rien n'est essentiel, et pourtant tout s'entremêle.

Carson McCullers n'aura pas tout perdu de son destin manqué de virtuose. Sa santé fragile détourne son talent du piano à la feuille, de la croche au stylo. La déviation n'est pas si longue. De ses interminables séances de travail, elle garde le courage laborieux, l'envie de tordre et de retordre cent fois la partie, jusqu'à en tirer l'éclat, la résonance. De son amour des sons, elle garde le sens des harmonies et inocule aux mots une couleur phosphorescente, insidieuse. Vous croyez lire. La virtuose écrit comme on compose, maquillant la syncope, déguisant le vibrato. Vous croyez lire, vous résonnez.

Rarement l'histoire aura si peu compté. Vous suivez le rythme, peu ou prou, vous suivez la phrase, entêtante. L'histoire s'ouvre, pour se fermer presque aussitôt. Les nouvelles de Carson ne sont pas des histoires, ce sont des partitions déchirées. Et partout le même thème, partout cette litanie entêtante, déclinée, déployée de tons à tons. Ne résonne que cette même impression : des êtres déformés, écorchés dans un monde qui se dilate, se rétracte en cycle et en écho. La mélancolie berce les lignes. Carson McCullers nous livre ses ballades tristes, ses nouvelles aux reflets de crépuscule. Il y a de l'amour, et quelque chose qui résonne, comme une sonate que l'on achève.

***

La ville même est désolée ; il n'y a guère que la filature, des maisons de deux pièces pour les ouvriers, quelques pêchers, une église avec deux vitraux de couleur, et une grand-rue misérable qui n'a pas cent yards de long. Les fermiers des environs s'y retrouvent chaque samedi pour se voir et parler affaires. Le reste du temps, la ville est triste, solitaire, un endroit loin de tout, en marge du monde.
Carson McCullers, La ballade du café triste, 1951


dimanche 6 juin 2010

Gil Scott-Heron, poésie, musique et rédemption



Révolutionnaire sonore du XXe siècle, poète acoustique, précurseur du « spoken word soul » dans les années 60 qui influencera quelques années plus tard les débuts du rap et du hip hop, Gil Scott-Heron était dans les années 70-80 l’un des artistes qui résumait au mieux la condition noire américaine, de part sa verve, son activisme lyrique, et ses positions politiques.

Malheureusement la mort de sa mère, la consommation de cocaïne et de crack, l’alcool, et l’univers carcéral le plongèrent dans un cercle vicieux qui musela durant une décennie bien sombre cette icône de la musique.

Aujourd’hui resurgi d’entre les ombres après avoir écumé les tribulations que peuvent être celles de la vie d’un homme, il nous livre avec I’m new here une ultime perle musicale, intimiste et noire, qui semble épouser sous un certain brouillard de bas fonds les formes ambiguës et charnelles de la rédemption.
Cet album que certaines critiques ont qualifié de blues « post-modern » ne dure que trente minutes, alternant des passages de pure poésie et morceaux musicaux. Il rejoint sous beaucoup d’aspects les premiers enregistrements de l’artiste, mais ce dernier ne s’adresse plus aux foules, il ne s’adresse plus à la fierté noire, il s’adresse à lui-même, à son âme brisée par le désert.

Le vrai tour de force de cette production est en fait de mettre ce vétéran américain en proie à la délivrance dans un univers musical tantôt d’avant-garde, de sonorité moderne, tantôt de pure soul où chancelant du haut de ses 60 printemps, Gil Scott-Heron frappe encore le fond de l’oreille d’une rhétorique maîtrisée, et toujours acérée.

« Me and the Devil » cristallise en ce sens cette nouvelle démarche musicale. Trois minutes et trente trois secondes, soit un demi-Lucifer, d’une ambiance sombre et angoissante, faite de chaînes et de barreaux entrechoqués, où la voix de Gil Scott Heron rencontre la magie du clavier de Damon Albarn (Gorillaz, The Good, the Bad and The Queen) sur un papier peint par les tribulations d’un junkie.

Concrètement, cet album est un objet sonore qui vibre d’une manière unique et sur lequel on mérite de s’y attarder tant l’univers musical est humain, poignant. Si l’artiste y trouve ici une manière de se repentir d’un passé sombre et sans fierté, il trouve aussi le temps d’expliquer à une jeune génération que les monstres sacrés ne meurent

jamais et ont encore bien des leçons à donner tant sur le plan du salut musical que sur la vie en général.




Let the poet speak...


dimanche 30 mai 2010

Salinger & Holden, quarante-huit heures d'un coeur en cavale




Bien sûr, c'est du Catcher in the Rye alias L'attrape-coeurs dont on parle. Quand Salinger a passé l'arme à gauche en janvier 2010, le comité s'est rajouté son chef d'oeuvre - dixit le monde entier - sur sa longue et infinie liste de lecture. Étant donné que le vieux venait de faire la bringue avec Charon et tout, on l'a mis prioritaire. C'est normal. Certains envoient des fleurs avec les condoléances et tout, nous, ben on s'est dit que c'était pas super original, du coup, on a décidé d'engraisser ceux qui ont hérité des droits d'auteurs - et Dieu sait que le Salinger était méfiant pour lâcher la bride à ses babies-, bref on acheté son bouquin, et c'était même pas de la deuxième main. Ben ouais vu l'oiseau, méfiant, secret, p'tre un peu parano, on s'est dit que ses héritiers étaient forcément des gens sympas - car le vieux les aurait déshérité illico, et plumé et tout, p'tre même qu'il aurait vomi du goudron pour les chahuter avant d'éteindre la loupiotte sur son plumard. Mince c'est dingue ce que ce mot plume est évocateur en argot. Bref, on a trouvé que c'était un bel hommage, et pis de toute façon, fallait bien le lire ce fichu bouquin dont tout le monde parle (dixit tout le monde).

Ah oui, fallait vous dire aussi, pardonnez chers lecteurs, ce langage familier et rustre. C'est jusque que son style est fichtrement bien ficelé au gars Salinger, et, sans penser une seule seconde être aussi bon que le môme JD, y faut dire qu'il se laisse emprunter fastoche, ce style. Sympa quoi.

Bon ceci étant balancé, quarante-huit heures et quelques chapitres passés à se balader avec Holden, dans la peau de l'adolescent qui joue l'adulte, c'est sacrément bizarre. Bicause il se passe plein de trucs, bicause surtout parce que ce môme, pour un raté du système scolaire, il pense pas mal. Un vrai chef. Il pense fort et ça cogite juste. Ça parle de sexe, de livres, de canards, d'échec scolaire, de gant de baseball, de prostitution, ça parle même une fois de suicide. Ce qui est extra en plus de ça, c'est que c'est aussi poilant. Bref, c'est quand même drôle de se dire toutes ces choses quand on est adolescent, bicause on est pas adulte, bicause on est plus gamin. C'est pour ça que l'adolescence a toujours fasciné le gars Salinger.

Miss Teenagetime est souvent bizarre, perturbée, faut croire que c'est parce que sa copine Innocence a déménagé. Faut la comprendre. Ça déprime. Y a encore pas longtemps, y avait ce truc magique, ce temps où l'on passait des heures, fascinés et enthousiastes à jouer avec des billes sur une plaque d'égout... Allez comprendre.
Maintenant c'est finit ça. Miss, ben la voilà qui atterrit dans le monde des adultes un peu barges. Comment ne pas se taper la mélancolie avec tous ces malades. Y a de quoi être désenchanté comme y disent là-bas. C'est vrai qu'on déchante. Tous les gens sont bizarres voire carrément maboules, y en a pas un qui soit un tant soit peu normal, avec un peu de jugeotte, y sont tous vraiment déphasés les gens à New York, à quarante-huit heures de Noël et entre onze heures et six heures du matin. Allez comprendre.

Du coup le môme Holden, il fait son paquet, enfile son paletot, enfonce sa casquette à oreillettes, et pis il dit ciao à l'internat de zinzins. Et on le suit pendant ses quarante-huit heures de vacances, avant de rentrer dans ce monde familial aussi lointain que déboussolant. Il pédale le môme Holden, toujours à réfléchir, à analyser ce monde bancal. Et pour un gamin, un ado, est finaud. Il renifle les abrutis à mille lieues. D'un air flegmatique, il se paie leur trogne. La plupart capte pas, les plus malins lui mettent des marrons. Normal.

Il est un peu artichaut aussi, le môme Holden. Toujours à presque tomber amoureux. Les autres filles, ben elles sont souvent un peu cruches, et pas toujours très belles, mais c'est pas grave. C'est pas leur faute faut dire. Les vraies filles qui font que le cœur bat le tambourin, la chamade et tout, c'est celles qui gardent leur dames sur la dernière ligne du damier et pis qui vous prennent la main en balade, comme ça. Extra. Elles, ce sont des vraies ladies, et on est tout artichaut. Allez comprendre.




The Catcher in the Rye, 1951

dimanche 16 mai 2010

Relire Eureka Street (article de propagande littéraire)




Belfast, années sombres.

La mosaïque est d'un camaïeu obscur. De la grisaille, de la misère, des quotidiens démembrés, des vies insipides. Des bombes, des attentats. Des actions terroristes, des groupes paramilitaires catholiques d'un côté, leurs jumeaux protestants de l'autre, l'IRA, l'UVF. Des cathos qui veulent buter des protestants car des protestants veulent buter des catholiques parce que des catholiques veul... Bref. Ça c'est l'histoire. Et puis à côté, un peu oubliée, il y a la vie, dans Belfast.

Justement, voilà un catho et un protestant. Jake et Chuckie. Mais eux, plutôt que d'éclater des rotules chez ceux d'en face, ils préfèrent écluser des pintes, voir des potes, trouver l'amour. On est d'accord, ça peu sembler fadasse. Jake aurait dit insipide. Des personnages qui cherchent à vivre une vie bien banale dans un ville pas banale, ça fait une histoire qu'on qualifiera de tout, sauf de banale. Chuckie serait allé au pub plutôt que de lire cet article bizarre (il serait même déjà dans le pub).

Reprenons. Il y a des potes. Des pubs (ouf). Des histoires, des blagues. Des cicatrices amoureuses. Débats surréalistes pour un quotidien ridicule à noyer au Crown (si t'es protestant). Des puzzles existentiels pour mélopées sur l'existence (oui l'existence). Des personnages qui valsent tous azimuts (mentalement/physiquement), et une histoire de mille histoires (c'est le livre ça). Et presque pas de cette sale et lourde Histoire qui gonfle et pourrit Belfast. Presque pas. On est à Belfast. On n'y échappe pas (c'est la réalité ça).

Joyce a laissé ces Gens de Dublin (tu le liras bientôt cher lecteur). Robert McLiam Wilson a balancé Eureka Street dans la mare de la littérature moderne (à draguer).
C'est un de ces romans qui agace par leur perfection trop brillante (un peu comme le Ken de Barbie). Un de ces coups de semonce magistral qui vous laisse bouche bée, la panse travaillée par le rire, la tête retournée par l'étonnement. Car sur la mosaïque, un vernis incroyable (pas la Gomina de Ken). Le style est plein de panache, d'audace, gorgé au vitriol (attention au mélange). Un livre miné par le bon mot, ce sens de la formule renversant qui réunit l'esprit irlandais et le flegme british. Ca grince sur Belfast. (ça pète aussi)

NB1: laisser le lecteur un peu pantois: pas de misérabilisme, pas de lourdeurs narratives tout-ce-que-vous-ne-savez-pas-sur-belfast-et-son-histoire-sanglante, pas d'envolées jugements-politico-historiques-avec-partis-pris-bien-lourdingues. Construction narrative proche de la perfection (Ken), élaboration de dialogues dignes d'un orfèvre (Dostoievski, sors de ce corps), et un chapitre magistral, le 11e. (Tu achèteras ce livre cher lecteur)


La mosaïque est un puzzle muet, qui prend vie sous vos yeux, vous qui vivez à mille lieues de Belfast. Vous passez d'un pan de la ville à l'autre. Vous suivez les murs de séparations physiques ou symboliques (toujours lugubres) qui labyrinthisent la ville. Vous regardez d'un oeil vide les façades bariolées par la haine des deux camps (...). Et puis vous trouvez volontiers refuge chez ces personnages aux vies bizarres (Jake et Chuckie, toi, Ken tu sors), secouées, bousculées par ces questions qui pourrissent tout un chacun (Toutes les histoires sont des histoires d'amour). On exulte. C'est drôle, c'est tendre, c'est intelligent. Ça vous donne des envies de comprendre, ca vous donne des envies de Belfast à vous refaire la façade abdominale en 20 chapitres (conséquence positive d'un rire prolongé sur 400 pages). Prescription gratuite (disponible chez tous les bons/vrais libraires, dans la limite des stocks disponibles).

Eureka Street
est un hymne magnifique aux habitants des quartiers populaires de Belfast. On découvre Belfast, on parle Belfast, on rit. Car un jour c'est sûr, on va relire Eureka Street...





(même Ken)








lundi 26 avril 2010

Richard Wright, Morceaux Choisis : Enfance, Racisme...



Richard Wright, Black Boy, chapitre I, 1945

Enfance


Chaque événement parlait un langage occulte et chaque minute de vie intense révélait lentement sa signification cachée. [...]

Il y avait le ravissement de voir de longues rangées droites de légumes rouges et verts s'étendre au soleil jusqu'à l'horizon lumineux.
Il y avait le baiser léger et frais de la sensualité quand la rosée matinale effleurait mes jours et mes mollets dans mes courses à travers les sentiers verts du jardin mouillé.
Il y avait le vague sens de l'infini lorsque je contemplais les eaux jaunes et endormies du Mississippi, du haut des escarpements verdoyants du Natchez.
Il y avait les échos nostalgiques que je percevais dans les cris des bandes d'oies sauvages volant vers le sud à travers l'âpre du ciel d'automne.
Il y avait la mélancolie harcelante de l'odeur âcre et forte de la fumée du bois d'hickory.
Il y avait le désir lancinant et irrésistible d'imiter l'orgueil puéril des moineaux qui se pavanaient et se trémoussaient dans la poussière rouge des routes campagnardes.
Il y avait la soif d'identification que dégageait en moi la vue d'une fourmi solitaire se hâtant avec son fardeau vers un but mystérieux.
Il y avait le dédain qui m'envahissait lorsque, torturant une délicate écrevisse d'un rose bleuâtre, je la voyais se pelotonner craintivement dans la vase sous une boîte de conserve rouillée.
Il y avait la splendeur douloureuses des masses incandescentes de nuages pourpre et or qu'enflammait un soleil invisible.
[...]
Il y avait la sensation de mort sans mourir que j'éprouvais en regardant un poulet sauter aveuglément après que mon père lui eut arraché le cou d'une rapide torsion du poignet.
Il y avait la bonne blague que j'estimais que Dieu avait faite aux chiens et aux chats en les forçant à laper leur lait à petits coups de langue.
Il y avait la soif que je ressentais en regardant couler lentement le jus clair et doux de la canne à sucre sous le pilon.
[...]
Il y avait la stupéfaction muette de voir un goret percé jusqu'au cœur, plongé dans l'eau bouillante, gratté, fendu, étripé et suspendu, tout sanglant et la gueule béante.
Il y avait mon amour pour la royauté muette des grands chênes moussus.
[...]
Il y avait la salive qui se formait dans ma bouche chaque fois que je sentais l'odeur de la poussière d'argile battue par la pluie fraîche.
Il y avait la notion brumeuse de la faim quand je respirais le parfum de l'herbe saignante, fraichement coupée.
Et il y avait aussi la lente terreur qui s'infiltrait dans mes sens quand de vastes brouillards d'or émanaient des cieux lourds d'étoiles et baignaient la terre pendant les nuits silencieuses.

***
Richard Wright, Black Boy, chapitre V, 1945

Racisme

"Tu sais, mon petit gars, fit-il, ça me fait plaisir de te voir gagner un peu d'argent.
- Vous êtes bien aimable monsieur, dis-je
- Mais, dis-moi, qui t'a dit de vendre ces journaux? demanda-t-il.
- Personne.
- D'où les reçois-tu?
- De Chicago.
- Tu les as déjà lus?
- Pour sûr, je lis les histoires dans le supplément illustré. Expliquai-je, mais jamais ce qu'il y a dans le journal."
Il resta un moment silencieux.
"Est-ce un Blanc qui t'a demandé de vendre ces journaux?
- Non, m'sieur, répondis-je, intrigué. Pourquoi me demandez-vous ça?
- Ta famille sait que tu vends ces journaux?
- Oui, m'sieur. Mais pourquoi, qu'est ce qu'il y a de mal?
- Comment as-tu su où t'adresser pour te les faire envoyer? reprit-il, sans se soucier de ma question.
- J'ai un copain qui les vend. C'est lui qui m'a donné l'adresse.
- Et c'est un Blanc, ton copain?
- Non, m'sieur, il est noir. Mais pourquoi me demandez-vous tout ça?"
Il ne répondit pas. Il était assis sur les marches devant sa porte d'entrée. Il se leva lentement.
Qu'est-ce qui n'allait pas, encore? Les journaux étaient très bien, du moins, c'est ce qu'il me semblait. J'attendais, ennuyé, impatient de finir ma tournée pour avoir le temps de rentrer me coucher et de lire la suite d'une passionnante histoire de meurtre. L'homme revint avec un numéro du journal soigneusement plié. Il me le passa.
"Tu as vu ça? demanda-t-il en désignant une caricature aux couleurs criardes.
- Non, m'sieur, répondis-je. Je ne lis pas le journal, je ne lis que le supplément.
- Eh bien, regarde ça. Prends ton temps et dis-moi ce que tu en penses", fit-il.

C'était le numéro de la semaine écoulée; la caricature représentait un énorme Nègre, au visage gras et luisant de sueur, aux lèvres épaisses, au nez épaté, aux dents en or, assis dans un fauteuil tournant devant un immense bureau magnifiquement astiqué. Confortablement installé dans son fauteuil, il avait posé sur le bureau ses pieds chaussés de souliers d'un jaune éclatant. Ses lèvres épaisses hébergeaient un gros cigare noir terminé par un bon pouce de cendres.

Sur la cravate à pois rouges, une extravagante épingle en fer à cheval étincelait de tous ses feux. L'homme portait des bretelles rouges, sa chemise était de soir rayée, et d'énormes bagues de diamants ornaient ses gros doigts noirs. Une chaîne d'or ceignait son ventre et de son gousset pendait une patte de lapin porte-bonheur. Par terre, à côté du bureau, se trouvait un crachoir débordant de mucosités. Accrochée au mur, une pancarte clamait:

LA MAISON BLANCHE

Sous la pancarte se trouvait le portrait d'Abraham Lincoln, les traits déformés pour le faire ressembler à un gangster. Mes yeux se portèrent sur le haut du dessin et je lus:

LE SEUL RÊVE DU NÈGRE EST DE DEVENIR PRÉSIDENT DES ÉTATS-UNIS ET DE COUCHER AVEC DES BLANCHES! AMÉRICAINS, PERMETTREZ-VOS CE SACRILÈGE DANS NOTRE PAYS?
ORGANISONS-NOUS ET SAUVONS LA FEMME BLANCHE DE LA DÉGRADATION!