lundi 26 avril 2010

Richard Wright, Morceaux Choisis : Enfance, Racisme...



Richard Wright, Black Boy, chapitre I, 1945

Enfance


Chaque événement parlait un langage occulte et chaque minute de vie intense révélait lentement sa signification cachée. [...]

Il y avait le ravissement de voir de longues rangées droites de légumes rouges et verts s'étendre au soleil jusqu'à l'horizon lumineux.
Il y avait le baiser léger et frais de la sensualité quand la rosée matinale effleurait mes jours et mes mollets dans mes courses à travers les sentiers verts du jardin mouillé.
Il y avait le vague sens de l'infini lorsque je contemplais les eaux jaunes et endormies du Mississippi, du haut des escarpements verdoyants du Natchez.
Il y avait les échos nostalgiques que je percevais dans les cris des bandes d'oies sauvages volant vers le sud à travers l'âpre du ciel d'automne.
Il y avait la mélancolie harcelante de l'odeur âcre et forte de la fumée du bois d'hickory.
Il y avait le désir lancinant et irrésistible d'imiter l'orgueil puéril des moineaux qui se pavanaient et se trémoussaient dans la poussière rouge des routes campagnardes.
Il y avait la soif d'identification que dégageait en moi la vue d'une fourmi solitaire se hâtant avec son fardeau vers un but mystérieux.
Il y avait le dédain qui m'envahissait lorsque, torturant une délicate écrevisse d'un rose bleuâtre, je la voyais se pelotonner craintivement dans la vase sous une boîte de conserve rouillée.
Il y avait la splendeur douloureuses des masses incandescentes de nuages pourpre et or qu'enflammait un soleil invisible.
[...]
Il y avait la sensation de mort sans mourir que j'éprouvais en regardant un poulet sauter aveuglément après que mon père lui eut arraché le cou d'une rapide torsion du poignet.
Il y avait la bonne blague que j'estimais que Dieu avait faite aux chiens et aux chats en les forçant à laper leur lait à petits coups de langue.
Il y avait la soif que je ressentais en regardant couler lentement le jus clair et doux de la canne à sucre sous le pilon.
[...]
Il y avait la stupéfaction muette de voir un goret percé jusqu'au cœur, plongé dans l'eau bouillante, gratté, fendu, étripé et suspendu, tout sanglant et la gueule béante.
Il y avait mon amour pour la royauté muette des grands chênes moussus.
[...]
Il y avait la salive qui se formait dans ma bouche chaque fois que je sentais l'odeur de la poussière d'argile battue par la pluie fraîche.
Il y avait la notion brumeuse de la faim quand je respirais le parfum de l'herbe saignante, fraichement coupée.
Et il y avait aussi la lente terreur qui s'infiltrait dans mes sens quand de vastes brouillards d'or émanaient des cieux lourds d'étoiles et baignaient la terre pendant les nuits silencieuses.

***
Richard Wright, Black Boy, chapitre V, 1945

Racisme

"Tu sais, mon petit gars, fit-il, ça me fait plaisir de te voir gagner un peu d'argent.
- Vous êtes bien aimable monsieur, dis-je
- Mais, dis-moi, qui t'a dit de vendre ces journaux? demanda-t-il.
- Personne.
- D'où les reçois-tu?
- De Chicago.
- Tu les as déjà lus?
- Pour sûr, je lis les histoires dans le supplément illustré. Expliquai-je, mais jamais ce qu'il y a dans le journal."
Il resta un moment silencieux.
"Est-ce un Blanc qui t'a demandé de vendre ces journaux?
- Non, m'sieur, répondis-je, intrigué. Pourquoi me demandez-vous ça?
- Ta famille sait que tu vends ces journaux?
- Oui, m'sieur. Mais pourquoi, qu'est ce qu'il y a de mal?
- Comment as-tu su où t'adresser pour te les faire envoyer? reprit-il, sans se soucier de ma question.
- J'ai un copain qui les vend. C'est lui qui m'a donné l'adresse.
- Et c'est un Blanc, ton copain?
- Non, m'sieur, il est noir. Mais pourquoi me demandez-vous tout ça?"
Il ne répondit pas. Il était assis sur les marches devant sa porte d'entrée. Il se leva lentement.
Qu'est-ce qui n'allait pas, encore? Les journaux étaient très bien, du moins, c'est ce qu'il me semblait. J'attendais, ennuyé, impatient de finir ma tournée pour avoir le temps de rentrer me coucher et de lire la suite d'une passionnante histoire de meurtre. L'homme revint avec un numéro du journal soigneusement plié. Il me le passa.
"Tu as vu ça? demanda-t-il en désignant une caricature aux couleurs criardes.
- Non, m'sieur, répondis-je. Je ne lis pas le journal, je ne lis que le supplément.
- Eh bien, regarde ça. Prends ton temps et dis-moi ce que tu en penses", fit-il.

C'était le numéro de la semaine écoulée; la caricature représentait un énorme Nègre, au visage gras et luisant de sueur, aux lèvres épaisses, au nez épaté, aux dents en or, assis dans un fauteuil tournant devant un immense bureau magnifiquement astiqué. Confortablement installé dans son fauteuil, il avait posé sur le bureau ses pieds chaussés de souliers d'un jaune éclatant. Ses lèvres épaisses hébergeaient un gros cigare noir terminé par un bon pouce de cendres.

Sur la cravate à pois rouges, une extravagante épingle en fer à cheval étincelait de tous ses feux. L'homme portait des bretelles rouges, sa chemise était de soir rayée, et d'énormes bagues de diamants ornaient ses gros doigts noirs. Une chaîne d'or ceignait son ventre et de son gousset pendait une patte de lapin porte-bonheur. Par terre, à côté du bureau, se trouvait un crachoir débordant de mucosités. Accrochée au mur, une pancarte clamait:

LA MAISON BLANCHE

Sous la pancarte se trouvait le portrait d'Abraham Lincoln, les traits déformés pour le faire ressembler à un gangster. Mes yeux se portèrent sur le haut du dessin et je lus:

LE SEUL RÊVE DU NÈGRE EST DE DEVENIR PRÉSIDENT DES ÉTATS-UNIS ET DE COUCHER AVEC DES BLANCHES! AMÉRICAINS, PERMETTREZ-VOS CE SACRILÈGE DANS NOTRE PAYS?
ORGANISONS-NOUS ET SAUVONS LA FEMME BLANCHE DE LA DÉGRADATION!



Richard Wright, Black Boy, naissance de la conscience Noire Américaine



Certains textes apparaissent et se posent dans le paysage de la littérature comme aucun autre avant eux ne l'a fait. Ils sont en eux-mêmes quelque chose d'anormal, quelque chose qui ne se faisait pas, quelque chose qui n'aurait pas dû être. Ils ouvrent la voie, leur existence est un défi. C'est en cela qu'ils comptent.

Né en 1908, Richard Wright n'est rien de moins qu'un enfant Noir Américain dans le Sud ségrégationniste et raciste. Richard Wright n'est pas l'écrivain qui vous donnera envie d'apprendre par cœur certains de ses passages. La portée purement littéraire de son texte est secondaire. Sa littérature est ailleurs. L'essentiel n'est pas tant dans ses mots que dans ce que leur émission représente. L'essentiel est dans le témoignage. Il grave là où rien n'était. Il dit ce qu'aucun raconte. Il est le premier Noir Américain à dire la condition Noire.


1945, Black Boy. Des mots donnent vie à cette Histoire détestable, si éloignée de nous, reléguée au manuel scolaire, aux devoirs d'écoliers. Il raconte un quotidien. Il pointe du doigt des fantômes nauséabonds. Ceux qui caressent encore nos sociétés.

Il y a d'abord la faim, intérieure, constante, une habitude.
Puis la violence.
Celle d'un milieu et d'une condition sociale interdite. Contre le Noir tout est permis, puisque le Noir n'est rien. Lui même s'estime trop peu. Le Blanc l'a brisé. D'abord donc, la violence familiale, crue, récurrente. Comme une leçon de vie qu'on inculque à la peau en prévision d'un lynchage forcément destiné. Et l'autre violence ensuite, la violence blanche. En filigrane, et puis omniprésente à mesure que l'enfant grandit. La violence comme partie inhérente de la vie ségréguée, battue, saignée, injuriée, meurtrie.

Richard Wright raconte. Un enfant en décalage avec le monde, en désaccord avec les règles tacites et acceptées par tous. Un enfant dans l'incompréhension et inadapté à sa condition, rétif à la programmation, questionnant la soumission, l'obéissance, les racines du racisme et de la haine. Le miroir est promené le long du chemin. L'injustice économique et sociale, l'oppression spirituelle, morale.
Richard Wright raconte. Des interrogations partout. Il décortique les mécanismes sociaux, les codes, les lois, les vermines qui rongent la culture noire elle-même. Une culture de paradoxes. Et entre deux une poésie de l'enfance comme un filet discret. Une envie de connaissance, l'école et le savoir comme combat. Une vie avec des mots, sans les définitions. Une curiosité vivace, profonde, existentielle. Une envie de comprendre.
Richard Wright raconte. Et la couleur de la peau comme une malédiction à conjurer.

***


Black Boy, 1945, première partie autobiographique d'une enfance dans le Sud ségrégationniste et raciste
Une Faim d'égalité, 1975, tableau sans indulgence des années 30, du quotidien d'un Noir dans une Amérique décimée par la crise économique de 1929, des idéaux politiques, l'écriture comme cri, la littérature comme chemin.



dimanche 25 avril 2010

Crime et châtiment, une exposition...


Projet de Robert Badinter, l'exposition Crime et châtiment envisage une période d'environ deux siècles : de 1791, lorsque Le Peletier de Saint-Fargeau réclame la suppression de la peine de mort, jusqu'au 30 septembre 1981, date du vote de son abolition en France. Durant toutes ces années, la littérature a créé d'innombrables personnages de criminels. Le titre de l'exposition est lui-même emprunté à Dostoïevski. Dans la presse, notamment dans les quotidiens illustrés, le crime de sang décuple par la fiction du romanesque sa puissance fantasmatique.

Dans le même temps, le thème criminel investit les arts visuels. Chez les plus grands peintres, Goya, Géricault, Picasso ou Magritte, les représentations du crime ou de la peine capitale sont à l'origine d'oeuvres saisissantes. Le cinéma également assimile sans tarder les charmes troubles d'une violence extrême, sa représentation la transformant même en plaisir, voire en volupté.

C'est encore à la fin du XIXe que naît et se développe une approche du tempérament délinquant qui se veut scientifique. On cherche à démontrer que les constantes du criminel s'inscriraient dans sa physiologie même. De telles théories ont une influence considérable sur la peinture, la sculpture ou la photographie. Enfin, à la violence du crime répond celle du châtiment : comment ne pas rappeler l'omniprésence des motifs du gibet, du garrot, de la guillotine ou de la chaise électrique ?

Au-delà du crime, il s'agit de poser encore et toujours le problème du Mal, et au-delà de la circonstance sociale, l'inquiétude métaphysique. A ces questions, l'art apporte un témoignage spectaculaire. Esthétique de la violence, violence de l'esthétique, cette exposition ne saurait que les réconcilier en rapprochant des images de toutes sortes, littérature et musique.
source: Musée d'Orsay
voir aussi: http://www.musee-orsay.fr/fr/manifestations/expositions/au-musee-dorsay/presentation-detaillee/article/crime-et-chatiment-23387.html?tx_ttnews[backPid]=649&cHash=c6d063ccf1

Lire Dostoïevski et valser avec la folie

Après "vous être fait un petit russe" (un romancier j'entends), vous êtes tentés de vous dire que la fois d'après y ressemblera un petit peu. Aussi, après ce bougre de Tolstoï qui, avec son romanesque appétissant et grandiose, a martelé sur votre esprit comme sur une enclume ses théories décortiquant l'Histoire et ses illusions - que dis-je, ses mensonges! - historiographiques (quoi! vous l'avez manqué cet article! mais pas de panique, c'est ici, et pour en lire un bout, c'est ), vous pensez naïvement que Dostoïevski aura le même goût.

C'est là que commence votre première erreur. Primo, vous troquerez le discours direct sur l'Histoire par le discours indirect sur la psychologie humaine, et ce, au truchement du romanesque. Ça semble compliqué dit comme ça, mais c'est seulement parce que c'est dit comme ça. Secondo, l'auteur y est un bras moins présent (pas un peu, non, un bras). Place est faite aux caractères. Notez bien qu'on ne parle pas de personnages, mais bien de caractères. Et c'est la que commence la deuxième et la plus grave de vos erreurs.

Oui la plus grave. Car vous pensez ne lire qu'un roman (un truc un peu classique qu'on met dans son sac pour faire passer le temps...), avec une histoire, des personnages. Non ! Ce qui commence, c'est en fait l'autopsie lente et précise d'un caractère en constante mutation, et un peu contagieux.

Prenez un caractère au hasard, secouez-le dans tous les sens, agitez ses nerfs, mettez-y tout à souhait un environnement oppressant et détestable, un esprit instable et bouillant, de la mégalomanie, un désordre bilieux, une tempête nerveuse. Rajoutez de la misanthropie comme théorie spirituelle, une cruauté morale de façade, et, en contradiction, un humanisme circonstanciel. Bridez un peu la raison, et ficelez le tout avec une prose analytique, méandreuse et précise. Ça y est vous y êtes, vous lisez Dostoïevski.

Le style est tout à la fois flamboyant et cruel : dans le panache comme dans l'horreur, il ne vous épargnera en rien. Vous marcherez dans St Pétersbourg criblé par le doute, le malaise et l'hallucination. Vous errerez des jardins de Youssoupov au boulevard Neski. Vous vous échouerez las sur les quais de la Neva. Sur la place Sennaïa, la foule vous emportera dans un délire d'effluves pestilentielles. Les prostitués en carte, les enfants miséreux, les soûlards à sec, les orphelins en loques, les étudiants sans sou, les usurières infâmes, les saltimbanques chantants, les propriétaires de taudis, les bourgeois libidineux, tout valsera autour de vous, tant et si bien que, pris par le mal, vous frôlerez Dame Folie, ivre de misère et secoué par une envie de crime.

***

Ce qui est bien quand vous aurez refermé Crime et Châtiment, c'est que, très vite, comme un malade s'inquiète du nom de son mal, vous chercherez fiévreux la définition précise du mot monomanie, vous lirez alors:

Monomanie: issu de manie, du grec ancien μανία / maníā signifiant « folie, démence, état de fureur ». C'est une maladie mentale appartenant comme la dépression aux troubles de l'humeur. C'est un trouble mental dans lequel une seule idée semble absorber toutes les facultés de l’intelligence. Il constitue etc etc...

Et votre obsession de vous secouer dans tous les sens, d'agiter les nerfs, votre caractère. Vite, achevez de lire, et refermez ce livre!


Dostoïevski, Crime et châtiment, 1866

Peinture: Théodore Géricault, Etude de pieds et de mains

jeudi 15 avril 2010

La résurrection de Rimbaud


Cette semaine aura ressuscité Rimbaud.

Une photo, et le revoilà revenu. Histoire de quelques jours, dans un coin de notre tête. On cherche, on se demande quel est le dernier recueil, le dernier poème que l'on a lu de lui. On retrouve vaguement dans un fond de tiroir à mémoire quelques mots de Bohème... Petit Poucet rêveur, j'égrenais dans ma course / des rimes. ... Quel silence.
Tout ça n'est pas très frais...

Et pourtant les couleurs, les visions, les fulgurances... qu'y avait-il déjà?
Le cresson bleu du Dormeur. Et la Larme de l'Oise... Quelque liqueur d'or, fade et qui fait suer.

Que cela semble loin...

***

On l'aura attifé de tous les sobriquets, de toutes les qualités, emballé dans tous les compliments.
Rimbaud, ce Voyant, ce génie, cette comète de la poésie, amant des mots poussiéreux de Dame littérature qu'il fallait déshabiller et faire danser nus sous la lune. Rimbaud, ce dompteur incomparable, cassant le sens commun pour dévoiler la profondeur de nouveaux univers, sans âge. Toujours à dompter la beauté pour parfois caresser l'hermétisme. Attiré par le lointain, la destination, l'effet, l'alchimiste enfant à la vocation de poète, buvant buvard de l'éternité retrouvée. Et à écrire.

Et la photo de l'homme ayant enterré l'enfant et le poète dans son horizon de désert et de sel. Sa mer allée avec le soleil l'aura emmené loin. Aden. Harar.
Là où Rimbaud, le Génie, le Voyant, n'était qu'un homme.


***

L'Éternité

Elle est retrouvée.
Quoi ? - L'Éternité.
C'est la mer allée
Avec le soleil.

Âme sentinelle,
Murmurons l'aveu
De la nuit si nulle
Et du jour en feu.

Des humains suffrages,
Des communs élans
Là tu te dégages
Et voles selon.

Puisque de vous seules,
Braises de satin,
Le Devoir s'exhale
Sans qu'on dise : enfin.

Là pas d'espérance,
Nul orietur.
Science avec patience,
Le supplice est sûr.

Elle est retrouvée.
Quoi ? - L'Éternité.
C'est la mer allée
Avec le soleil.

Arthur Rimbaud, mai 1872



Note: Orietur, futur du verbe latin orior, se lever. Se lèvera. Exemple orietur stella, se lèvera une étoile.

dimanche 11 avril 2010

Petit précis de poésie ordinaire


***

Les poètes ont épuisé de bien nombreux sujets.

L'amour y est passé et repassé. En veux-tu? Vlan! En voilà, en pages et en volumes!
Les sensations? Elles aussi! dans tous les sens.
Que dire...

Il fallait à nos cervelles avides et endurcies de nouvelles choses, des espaces plus inconnus, des thèmes plus audacieux, plus originaux, encore inexplorés (?)...

Comment dire... prendre du culot pour du nouveau? mais le culot/nouveau contemporain n'est plus dans une forme, dans une destruction d'alexandrins ou dans l'écartèlement des hémistiches. Il n'est plus dans l'écriture sous la voûte envoûtante et moirée d'artificiels paradis. Non, le culot/le nouveau n'est peut-être plus si important.

Prenons le parti de la beauté dans l'ordinaire.

Pas facile. Pas si simple. Essayez de faire de la poésie avec du vulgaire, du banal, du quotidien. Prenez les mots les plus prosaïques, mettez-les côte à côte, ça ne donne souvent rien de bien palpitant... Changez un peu l'ordonnance de toute cette bouillabaisse... Bof, vous restez sceptiques... Que faire de l'objet le plus trivial, de l'idée la plus anodine...

Et pourtant, diantre! Il existe bien ce petit rien qui parfois vous surprend, cette situation qui soudain vous bouleverse. Un petit chose passe, vous ne savez pas pourquoi. Et pourtant vous êtes marqués. Si vous osiez écrire, vous tenteriez de craquer le code, et d'engraver, histoire de garder la trace à défaut de l'effet. Et paresseux, incapable, ou insatisfait, vous renoncez. Il vaut mieux laisser aux poètes la poésie des petites choses. Qu'ils gribouillent, pour nous la poésie de l'ordinaire...


***
Le cageot

A mi-chemin de la cage au cachot la langue française a cageot, simple caissette à claire-voie vouée au transport de ces fruits qui de la moindre suffocation font à coup sûr une maladie.


Agencé de façon qu'au terme de son usage il puisse être brisé sans effort, il ne sert pas deux fois. Ainsi dure-t-il moins encore que les denrées fondantes ou nuageuses qu'il enferme.


A tous les coins de rues qui aboutissent aux halles, il luit alors de l'éclat sans vanité du bois blanc. Tout neuf encore, et légèrement ahuri d'être dans une pose maladroite à la voirie jeté sans retour, cet objet est en somme des plus sympathiques - sur le sort duquel il convient toutefois de ne s'appesantir longuement.

Francis Ponge, Le Parti pris des choses, 1942


***
Le papillon

Lorsque le sucre élaboré dans les tiges surgit au fond des fleurs, comme des tasses mal lavées, - un grand effort se produit par terre d'où les papillons tout à coup prennent leur vol.

Mais comme chaque chenille eut la tête aveuglée et laissée noire, et le torse amaigri par la véritable explosion d'où les ailes symétriques flambèrent,

Dès lors le papillon erratique ne se pose plus qu'au hasard de sa course, ou tout comme.

Allumette volante, sa flamme n'est pas contagieuse. Et d'ailleurs, il arrive trop tard et ne peut que constater les fleurs écloses. N'importe : se conduisant en lampiste, il vérifie la provision d'huile de chacune. Il pose au sommet des fleurs la guenille atrophiée qu'il emporte et venge ainsi sa longue humiliation amorphe de chenille au pied des tiges.

Minuscule voilier des airs maltraité par le vent en pétale superfétatoire, il vagabonde au jardin.

Francis Ponge, Le Parti pris des choses, 1942

***
Le croissant du trottoir

On s'est réveillé le premier. Avec une prudence de guetteur indien on s'est habillé, faufilé de pièce en pièce. On a ouvert et refermé la porte de l'entrée avec une méticulosité d'horloger. Voilà. On est dehors, dans le bleu du matin ourlé de rose : un mariage de mauvais goût s'il n'y avait le froid pour tout purifier. On souffle un nuage de fumée à chaque expiration : on existe, libre et léger sur le trottoir du petit matin. Tant mieux si la boulangerie est un peu loin. Kerouac mains dans les poches, on a tout devancé : chaque pas est une fête. On se surprend à marcher sur le bord du trottoir comme on faisait enfant, comme si c'était la marge qui comptait, le bord des choses. C'est du temps pur, cette maraude que l'on chipe au jour quand tous les autres dorment.
Presque tous. Là-bas il faut bien sûr la lumière chaude de la boulangerie - c'est du néon, en fait, mais l'idée de chaleur lui donne un reflet d'ambre. Il faut ce qu'il faut de buée sur la vitre quand on s'approche, et l'enjouement de ce bonjour que la boulangère réserve aux seuls premiers clients - complicité de l'aube.
- Cinq croissants, une baguette moulée pas trop cuite!
Le boulanger en maillot de corps fariné se montre au fond de la boutique, et vous salue comme on salue les braves à l'heure du combat.
On se retrouve dans la rue. On le sent bien : la marche du retour ne sera pas la même. Le trottoir est moins libre, un peu embourgeoisé par cette baguette coincée sous le coude, par ce paquet de croissants tenu de l'autre main. Mais on prend un croissant dans le sac. La pâte est tiède, presque molle. Cette petite gourmandise dans le froid, tout en marchand, c'est comme si le matin d'hiver se faisait croissant de l'intérieur, comme si l'on devenait soi-même four, maison, refuge. On avance plus doucement, tout imprégné de blond pour traverser le bleu, le gris, le rose qui s'éteint. Le jour commence, et le meilleur est déjà pris.

Philippe Delerm, La première gorgée de bière et autres plaisirs minuscules, 1997

lundi 5 avril 2010

Tolstoï, le HASARD et le GÉNIE


Mais qu'est-ce que le HASARD? Qu'est-ce que le GÉNIE?
Les mots HASARD et GÉNIE ne désignent rien de réel et ils ne peuvent donc pas être définis. Ces mots désignent simplement un certain degré de compréhension des événements. J'ignore pourquoi se produit tel phénomène, je pense que je ne peux le savoir ; c'est pourquoi je ne veux pas le savoir, et je dis : le HASARD. Je vois une force qui produit une action qui n'est pas à la mesure des facultés ordinaires des hommes ; je ne comprends pas pourquoi cela se produit, je dis : le GÉNIE.
Pour un troupeau de moutons, le mouton que le berger enferme chaque soir dans un enclos spécial où il mange à part et qui devient deux fois plus gros que les autres, ce mouton doit sembler un génie. Et le fait que tous les soirs, ce même mouton ne revient pas dans l'enclos commun mais est nourri d'avoine dans un enclos spécial, et que ce même mouton, précisément ce mouton-là, ruisselant de graisse, est tué pour être mangé, ce fait doit apparaître au troupeau comme une surprenante conjonction du génie avec toute une série de hasards extraordinaires.
Mais il suffirait que les moutons cessent de croire que tout ce qui leur arrive n'a d'autre raison que de leur faire atteindre leur but de moutons, il leur suffirait d'admettre que les événements qui leur arrivent peuvent avoir des fins qui leur échappent, et ils verraient immédiatement que tout ce qui arrive au mouton engraissé est cohérent et logique. Quand bien même ils ignoreraient dans quel but on l'a engraissé, ils sauraient au moins que tout ce qui est arrivé au mouton n'est pas arrivé fortuitement, et ils n'auraient plus besoin de faire appel au HASARD et au GÉNIE.
Ce n'est qu'en renonçant à connaître le but proche et compréhensible et en admettant que le but final nous est inaccessible, que nous apercevrons la cohérence et la logique dans la vie des personnages historiques ; nous découvrirons la raison de leur action sans commune mesure avec les facultés ordinaires des hommes, et alors nous n'aurons plus besoin de recourir aux notions de HASARD et de GÉNIE.

Tolstoï, Guerre et Paix, Epilogue, 1ère partie, II