dimanche 13 novembre 2011

Dans les forêts de Sibérie

Dans les forêts de Sibérie

C'est le genre de livre qu'on vous offre. Celui qui pavane aguicheur sur un étal, à portée de main, racoleur avec son joli cordon rouge, et l'adage de l'authenticité qui trône - à des fins commerciales - "connais toi toi même". Allons bon.

C'est le genre de livre à la fois fascinant, et agaçant. Fascinant par son sujet. Agaçant par sa composition, par son auteur, par ce style qui oscille de la simplicité ennuyeuse à l'envolée grandiloquente et ampoulée. Mais qui saurait rester insensible devant le courage de celui qui s'évade du monde pour retrouver le temps.

Dans les forêts de Sibérie, c'est le journal d'un homme qui s'est fait la promesse de reprendre la mesure de chaque seconde, et de ressentir chaque pulsation de sa vie, loin de tout, loin des hommes, des villes, du confort, au cœur des taïgas glacées qui jouxtent le Baïkal.


Six mois d'oubli à des milliers de kilomètres de chez soi. Pas loin de deux cents jours passés dans le silence, les livres, les tempêtes, la méditation, et - c'est vrai - les litres de vodka engloutis avec la facilité de l'enfant qui tète.
Fascinante décision que celle de l'homme "moderne" qui se rêvait anachorète, et le devient.
Agaçante cette vie, pour l'homme d'ici, dans son canapé, sa rame de métro, qui croit peut être lire London, et se retrouve devant un placebo de Thoreau. Car la valeur de ce livre ne nous parvient que dans les dernières pages, quand l'on sent soudain venir la fin, et que l'on comprend. Seulement maintenant.

Auparavant, ce ne sont que de longues descriptions méditatives de couleurs dansantes sur la neige qui susurre, de vents qui dévorent, de soleils qui dévalent, de montagnes qui enserrent et du lac qui fascine. Les lectures sont là, aussi enivrantes que les litres d'éthanol. Et dans le mordant blizard, ou la chaleur de la cabane défilent Sade, Hegel, Whitman, Chateaubriand, Jünger, Defoe, Déon et mille autres charmeurs de temps avec qui l'on blablate.

Entre la pensée taillée d'aphorismes gonflés par l'ivresse, parfois chiants comme la mort, et les développements du misanthrope bien-penseur donneur de leçons (mais qui - dans le fond - n'a pas si tort), de véritables pépites de bonheur, des capsules de rêves qui saisissent l'instant et vous laissent envieur, secoué.


On suit les jours identiques, et les mots qui défilent. Quelques visites de loubards des forêts, gardiens d'un autre temps, au cœur grand comme la Sibérie, aux manières taillées par les frimas. Des escapades. Des nuits qui recouvent. Encore du temps, toujours du temps. Précieux. Incommensurable.
Car s'il y a bien du bonheur dans ce livre, c'est à ce moment précis où l'on a dépassé l'agacement et que l'on embrasse avec allégresse chacun des instants passés dans ces forêts, ceux qui nous montrent la voie patiente, celle qui découpe dans le temps des éclats de paix, de félicité.



Du recul

Alors oui, oui, c'est vrai, quelques mois de réclusion et d'oubli calfeutrée dans son coin.
La Cuillère s'est cachée, retranchée.

Fini les dimanches égayés par les billets, les critiques indolentes, les vibrances de la découverte à partager. Pris ailleurs dans le maëlstrom, on décroche, on se laisse vite submerger. Le temps filou file et l'on s'égare.

Comme un besoin de recul. Reprendre du temps sur le temps, fixer le monde, filtrer l'ivraie, écluser la lie ; retrouver ce qui compte et prendre le temps pour ce qui doit.

Un troc de silence pour un temps du recul. Et revoilà l'envie. Quelques lignes par-ci, pour parler par-là du beau, du sympa, de l'étonnant et du touchant.
Revoilà cahin caha la Cuillère, le gosier grand ouvert, avide de vous dire, amis lecteurs, ce qu'elle croise de charmant, ce qui passe, et qui compte tant.

lundi 13 juin 2011

Medianeras, les fissures citadines


Medianeras c'est un peu la surprise du cinéma de l'ailleurs, celui dont on n'entend jamais parler, que l'on n'attend pas et qui, quand on le voit, vous marque, et trace en vous comme le sillon d'un petit bonheur précieux.

Buenos Aires, trois millions d'âmes et combien d'errantes. La ville, les tours, les lignes, les horizons, les ombres, les immeubles, les câbles, les façades, les striures, les antennes, les fissures, combien d'histoires intérieures, de soupirs, de silences couvés gorgés de tristesse?

Martin et Mariana, deux quotidiens hagards, faits de petits riens et de profonds échos. Deux naufragés, au bord de la noyade, lentement, dans l'isolement, la douleur d'un incertain avenir. Dans un film de parallèles, les vies s'écoulent au gré des rencontres par défaut, des contacts plein d'espoir, des souvenirs malheureux, des illusions éparses et bientôt essoufflées. Dans la ville aux lignes étranges, aux immeubles tristes, deux êtres perdus cherchent un sens, une direction.

Etouffée par une lourde résignation qui insidieusement scelle votre avenir, la gorge noueuse, serrée, espère encore.
Martin vit dans sa stratosphère geek, pleine de l'optimisme éteint, déclinant, de l'enfant qui résiste encore. Mariana, prise dans les méandres du besoin de l'autre, danse et valse avec ses pantins mannequins, valse et danse et tombe et pleure, dans son besoin de l'autre qui l'accable, se réveille tous les soirs, chavirant, sous les envolées funèbres et tendres d'un invisible voisin dont le piano martèle sa vie, et fait résonner.

Pilar Lopez De Ayala et Ines Efron irradient l'écran. La génération post crise incarnée pose la question de la soumission panique, de l'espoir adolescent, innocent, de la colère individuelle et de la perdition des êtres dans les sociétés urbaines, dans les cités solitaires où par delà l'entassement se superposent des orphelins.

Médianeras, les murs mitoyens, encore une histoire d'êtres perdus, en transition. Plus rugueux et tendre, plus mélancolique, plus gris et minéral, et peut être aussi plus sincère qu'un Sofia Coppola, c'est un regard gorgé d'interrogations.
Toujours en balance entre la ligne grise d'un immeuble et l'azur lumineux, Medianeras nous balade entre le sourire et le cafard, et agréablement surpris par ce film venu d'ailleurs, on ressort heureux, apaisé, gorgé d'espoir.


dimanche 29 mai 2011

Huysmans, petit poème en prose des viandes cuites au four


Ce sont les fallacieux rosbifs et les illusoires gigots cuits au four des restaurants qui développent les ferments du concubinage dans l'âme ulcérée des vieux garçons.

Le moment est venu où la viande tiède et rose, sentant l'eau, écoeure. Sept heures sonnent. Le célibataire cherche la table où il se place d'habitude dans sa gargote coutumière et il souffre de la voir occupée déjà. Il retire du casier pendu au mur sa serviette tachée de vin et, après avoir échangé des propos sans intérêt avec les clients voisins, il parcourt l'invariable carte et s'assied, morose, devant le potage que le garçon apporte, en y lavant, tous les soirs, un pouce.

L'humble dépense de son dîner s'accroît maintenant, pour agacer l'appétit interrompu, d'inutiles suppléments de salades durement vinaigrées et d'un demi-siphon d'eau de Seltz.


C'est alors qu'après avoir avalé sa soupe, tout en roulant dans une quotidienne sauce rousse les tronçons filandreux d'un aloyau sans suc, le célibataire cherche à endormir l'horrible dégoût qui lui serre le gosier et lui fait lever le coeur.

Une première vision l'obsède tandis qu'il regarde, sans le dire, le journal qu'il a tiré de ses poches. Il se rappelle une jeune fille qu'il aurait pu épouser il y a dix ans, il se voit avec elle, mangeant de robustes viandes et buvant de francs bourgognes, mais le revers se montre aussitôt et alors se déroulent devant son esprit chagrin les étapes d'un affreux mariage. Il s'imagine assister au sein de sa nouvelle famille, à l'échange persistant des idées niaises et aux interminables parties de loto égayées par l'énumération des vieux sobriquets qu'on donne aux chiffres. Il se voit aspirant après son lit et supportant, une fois couché, les attaques répétées d'une épouse grincheuse ; il se voit, en habit noir, au milieu d'un bal, l'hiver, arrêté dans le somme qu'il préparait par le coup d'oeil furieux de sa femme qui danse ; il s'entend reprocher, une fois rentrés, la maussade attitude qu'il a tenue dans le coin des portes, il s'entend tout d'un coup enfin traité justement par le monde de cocufié... et le dîneur absorbé frémit et mange avec plus de résignation une bouchée de l'affligeant fricot qui se fige sur son assiette.

Mais, tout en mâchant l'insipide et coriace viande, tout en souffrant des aigres renvois que procure l'eau de Seltz, la tristesse du célibat lui revient et il songe, cette fois, à une bonne fille qui serait lasse d'une vie de hasard et qui voudrait s'assurer un sort ; il songe à une femme déjà mûre dont les amoureuses fringales auraient pris fin, à une maternelle et rustaude compagne qui accepterait, en échange de la pâtée et de la niche, toutes ses vieilles habitudes, toutes ses vieilles manies.

Pas de familles à visiter, pas de bals à subir, le couvert mis tous les jours chez soi à la même heure, le cocuage devenu sans importance, peu de chances, en somme, d'enfanter des mômes qui piaillent sous le prétexte qu'ils font des dents et, accélérée par le dégoût sans cesse croissant du repas prix au dehors, l'idée d'un collage devient plus impérieuse et plus fixe et le célibataire sombre, corps et biens, apercevant dans un lointain mirage un joyeux tournebroche, rouge comme un soleil, devant lequel passent, lentement, jutant à grosses gouttes, de tout-puissants rumstecks.


Ce sont les fallacieux rosbifs et les illusoires gigots cuits au four des restaurants qui développent les ferments du concubinage dans l'âme ulcérée des vieux garçons.

Huymans, petit poème en prose des viandes cuites au four, Croquis parisiens (1880) développé ultérieurement sous la nouvelle A vau l'eau.

dimanche 22 mai 2011

Tree of life, visions d'harmonie

Terrence Malick est un homme discret, qui prend son temps. Une filmographie courte. Des films puissants. Le réalisateur a encore une fois marqué de son empreinte cette année cinématographique. Quoi qu'on en pense.

Après douze mois de retard au montage, Tree of Life est enfin sorti. Le cinéaste aura mis près d'une décennie avant d'achever le scénario, et de passer de la contemplation à la réalisation.


On y retrouve les grands thèmes malickiens, ses tropismes, ses signatures: la nature mère et magnétique, la lumière qui enveloppe, le plan parfait qui sublime, la voix qui conduit, la musique qui embrasse. Avec un regard plus mobile, et englobant, plus sensible, Malick a évolué.
Alors oui, certains s'agacent devant ce maniérisme jugé abusivement esthétique, confinant au snobisme intellectuel. Oui mais voilà. Malick n'est pas un cinéaste comme un autre, et quitte à ne faire qu'un film tous les 7 ans, autant qu'il soit marqué par le sceau, l'envie d'une perfection saisissante. Et Malick, professeur de philosophie, ancien de Harvard, d'Oxford, du MIT, ne place pas dans la mission du cinéma le divertissement, mais la nécessité d'un bouleversement intérieur qui interroge. Voilà qui est dit.

Plus que jamais, Malick aura pris son temps pour tisser ce film somme, ce film fresque, ambitieux au risque de nous perdre, et lui même de s'égarer - oui c'est vrai. Embrasser dans une symbolique puissante l'histoire du monde et de l'humanité, voilà deux heures et demie exigeantes. Longues pour certains (souvent quelques imbéciles perdus là par hasard et qui pensaient voir Pirates des Caraibes), intéressantes ou bouleversantes pour d'autres. On en ressort transformé, résolument différent.
Malick prend la mesure de sa mission: conter la trajectoire du monde - le microcosmique, le macrocosmique, le métaphysique, l'évolution de l'humanité, et la trajectoire existentielle de l'individu se répondent en une immense chorale aux atours kubrickiens.

Tout cela oui. Dans une lente maturation, comme une chrysalide en travail, le film déploie doucement ses gammes. Confinant à la symphonie, avec ses mouvements, ses interludes, ses pauses, ses envolées, le film soupèse la culture occidentale, le poids de l'héritage judéo-chrétien, et nous livre une vision gorgée de croire. Nos esprits français, bien plus athées, ou anticléricaux, y sentiront peut être de l'urticaire. Mais c'est avec le regard de celui qui se penche sur ses racines et sur sa culture qu'il nous faut contempler.

Car c'est un film sur l'homme et sa trajectoire, Mallick y tresse avec brio l'ensemble des strates symboliques qui composent notre humanité propre, individuelle : nos sentiments, nos transitions. Tout est bouleversant d'exactitude. La découverte de la liberté, le passage du miroir, l'amour filial et fraternel, la découverte de la jalousie, de la sensualité, de la rage, de la cruauté, la découverte de la conscience, de la mort, et le poids soudain très lourd du sens de l'existence. Il y aurait tant à en dire.

Sans cesse retourné par mille et unes dialectiques - la tension entre le père, la mère ; entre la nature et la grâce ; entre le croire et le doute ; entre l'amour, la rage... - le film se vit comme une immense carte à parcourir et nous bombarde comme jamais d'interrogations à portée des étoiles.

De nos vies suractives, arrachées des racines de la nature, comme détraquées, bouleversées et loin des rythmes intérieurs, on ressort du film en ayant retrouvé cette sensation d'harmonie, cette impression supérieure, ce chuchotement intérieur. On ressort apaisé, et plein de gratitude. Ou pas.





mardi 17 mai 2011

Le Cercle Littéraire des Amateurs d' Epluchures de Patates, comme un bonbon


Il faut sincèrement se méfier des succès autoproclamés et trop unanimement salués. Firmin en fut un triste exemple.
Retenons que les packagings littéraires fleurent souvent plus l'arnaque que ceux des linéaires de supermarché.

Fort heureusement, le roman épistolaire de Mary Ann Schaffer et Annie Barrows n'est pas de ceux-là.

Même si la traduction du titre laisse à désirer, l'oeuvre est avouons-le tout aussi "délicieuse" qu'Anna Gavalda l'avait gracieusement proclamé sur la quatrième de couverture. Tâchons de vous en convaincre.


Au sortir de la Seconde Guerre Mondiale, une jeune femme, Juliet, reprend sa vie d'écrivain. Après avoir tenté d'égayer les coeurs lors du Blitz par une chronique sarcastique dans un newspapper londonien, Juliet entre par hasard en contacts avec un groupe d'habitants excentriques de la petite île Anglo-Normande de Guernesey. Et plus que de simples destinataires, ces insulaires hétéroclites deviendront de vrais amis, une véritable famille.

Le roman, sans vanité, sans grandiloquence et fort d'une simplicité juste et touchante, réussit le pari de lier les intentions du roman populaire à une forme aujourd'hui originale, l'épistolaire ; le tout, alliant une ambition - l'envie de parler et d'évoquer la littérature, petite et grande, avec le bonheur des mots simples et des points de vues, des sensibilités les plus variés -, et cela, sans jamais oublier combien la guerre, au creux des vies, a bouleversé, détruit, fauché, et déformé les trajectoires des existences.

Et sans vague aucune, le roman y arrive. On passe avec bonheur, plaisir et émotion d'une lettre sarcastique sur les cancans d'insulaires aux délicieuses réflexions littéraires d'un éleveur de cochons, d'un majordome ivrogne ou d'une apprentie sorcière au perroquet, sur les oeuvres des soeurs Brontë, Wild, Austen, ou Sénéque. Et, simplement, et souvent avec beaucoup d'humour.
Mais il y a aussi la guerre, les brimades, les privations, les camps, les histoires poignantes d'une époque vouée à bouleverser. Et comme la vie s'est écoulée, le temps avance, le récit nous pousse. Vaille que vaille.

Délicieusement nous passons de l'étreinte touchante au rire. De l'anecdote au mot brillant, drôle, précieux, à l'excitation d'une narration tenue - parfois convenue -, on déguste ce roman léger comme un bonbon acidulé à garder un peu plus longtemps en bouche.

Simple et léger, sans sacrifier à l'envie de toucher et de lever le voile sur les choses du passé, notre Cercle Littéraire se savoure, sur une plage, à une terrasse, derrière des lunettes de soleil ou agrippé à sa citronnade. On déguste. Oui, on savoure.


dimanche 1 mai 2011

La Dame aux Camélias, le naturalisme romantique

Je n'aime guère le talent de M. Alexandre Dumas fils. C'est un écrivain extrêmement surfait, de style médiocre et de conception rapetissée par les plus étranges théories. J'estime que la postérité lui sera dure.
(Émile Zola, 1876)

Zola aura eu raison. Le temps réserve le droit à la postérité.
Qui, aujourd'hui, pourrait citer quelque chose de ce bâtard devenu dandy, et dont la fortune fut portée par deux hasards des plus heureux : un nom tardivement acquis, un chef d'oeuvre précocement composé?
Mais avouons-le, Zola, comme souvent trop certain de sa force, de son génie, s'éblouit au point de ne daigner accorder aux autres le quelconque bénéfice d'un éphémère éclat.
Avouons-le, quoiqu'en pense Zola, Dumas fils en aura eu un : La dame aux camélias. Verdi, plus inspiré, en aura tiré avec profit sa Traviata, il aura, lui, gagné la postérité.

***

Cette Dame, c'est le livre d'une "théorie des plus étranges", d'une autobiographie des plus sincères. L'amour irrésistible d'un homme de bien, ni riche, ni pauvre, pour une femme dont le lustre n'a d'égal que la dépravation. Pour l'un l'enfer de la jalousie, du désir de posséder. Pour l'autre le paradis pavé par le lucre et la luxure, mais l'enfer d'une aliénation du corps et de l'existence. Armand, le naïf, Marguerite, la courtisane. Entre eux le décompte du temps qui donne, et reprend.

Dans un style que l'on qualifiera de tout sauf de "médiocre", l'auteur disserte de l'amour moderne, celui qui s'affiche sous ses yeux et devient la norme d'un monde étouffant.
L'amour, oui cet amour, celui qui trempe le soir dans la fange la plus vulgaire de la prostitution mondaine, de la courtisanerie affichée, pour s'ébrouer célébré le lendemain dans les théâtres, les opéras. L'amour, délicieux sujet.

Parlons en de cet amour! Amer du 19e, oui, cet amour amer, que l'on glorifie à tout va chez nos idéalistes romantiques, il s'écarte parfois (souvent) de ces destinées trop parfaites, et tombe dans un drame au réalisme des plus poignants. Zola l'a disséqué, Dumas fils l'a délicatement posé dans son linceul.
Car l'amour n'est qu'un sentiment sacrifié, un luxe effacé dans un monde impitoyable. Et Paris qui charrie ces destins de filles à exploiter, à entretenir, à utiliser jusqu'au fanage ultime, jusqu'à l'asséchement de la beauté. Et dans ce Paris qui suce le sang, qui monnaie la peau et l'os, l'amour, toujours, amer, naïf, sincère.

Dans ce style aux atours naturalistes, l'éclat suranné de l'esprit romantique, résigné.

Derrière la pudeur stylistique, cette grandeur de l'élocution précieuse, haute et magistralement tenue comme seul le 19e savait le tenir, la cruelle réalité d'un monde où l'argent, le besoin de parvenir ou d'étinceler, même furtivement, pour exister, et compter, coudoie la question de la sincérité.
La Dame aux Camélias nous pose bien en face la question très contemporaine du choix, du sacrifice. Entre valeurs d'intégrité, et grandeur de réussites, entre valeur, et vanité, s'étend le vaste empire d'une composition littéraire magistrale.

L'amour s'aliène-t-il comme le corps se possède? Le succès s'achète-t-il comme un bouquet que l'on fauche?
Franc comme une confession, froid comme un réquisitoire, Dumas fils nous livre son monde, et nous, dans ce miroir, nous regardons nous-mêmes.

mercredi 13 avril 2011

Never let me go, le renoncement poétique

La Cuillère ne parlera pas ici du livre de Kazuo Ishiguro, talentueux écrivain anglais d'origine japonaise, mais de l'adaptation cinématographique de Mark Romanek.

On dira que c'est une histoire facile. Une histoire parfaitement ciselée, façonnée pour émouvoir et bouleverser. On pourrait être agacé, et renoncer. Avant même d'avoir fini la bande annonce, on sait tout ce qu'il faut savoir. Mais comme parfois, lorsque la bande annonce raconte tout, l'essentiel est ailleurs.

Tout commence dans une campagne anglaise, fin des années 70. L'uchronie d'un monde où l'on parque des enfants dans un locus amoenus, un paradis idyllique.
On les parque les enfants, oui, en attendant de se servir. Car les enfants ne sont rien, rien d'autre qu'une banque à organes, qu'un amas de corps transitoires, porteurs de pièces thérapeutiques et détachables. Mais pas de sang, pas de violence, pas de terreur, juste le temps qui s'écoule, inexorablement, jusqu'au jour où l'on viendra se servir. En attendant on parque les enfants.
Et en voici trois, Kathy, Tommy et Ruth, formant le triangle girardien ; trois enfants au destin entrecroisé, à l'existence suspendue, perdus dans un renoncement intérieur, une étrange gratitude.

Au delà de la belle alchimie narrative, c'est la toile transparente du temps que l'on sent se resserrer sur ces êtres éphémères. Uchronie sans action, sans révolte, sans révolution, pas de fuite. Dans l'étouffante résignation, un renoncement accablant qui laisse pantois. Par delà cette méditation offerte sur le sens des existences, sur la fatalité des vies dont le sens et la valeur ne sont plus, des chairs condamnées, des âmes innocentes, indolentes, bizarrement passives, sans sursaut, sans hoquet de vie. Comme déjà vidées de leur substance.

La grammaire visuelle éblouissante - peut être trop - résonne sur l'abomination de la modernité éthique. Que faisons-nous de l'existence... Dans la lumière mélancolique qui forme la chrysalide et le linceul, une violence psychologique rare, des corps dont on a oublié jusqu'aux palpitements des âmes.

Alors dans ces murmures de perfection, on questionnera cette volonté du plan parfait, de la lumière magnifiquement léchée qui parfois dissimule d'un voile de beauté un sujet lourd et trop lointain. Face à cette violence trop psychologique, on piaffe, on s'agace des retranchements dramatiques, trop intérieurs. Mais la mécanique est subtile, exacte, car face au renoncement, c'est bien notre pitié rousseauiste qui s'écrie.

Dans ce monde d'ombres lumineuses et résignées, on soulignera le jeu et la justesse impressionnante de Carey Mulligan (An Education), à découvrir ou à redécouvrir ici, bouleversante.

Face à ce regard en biais sur le basculement médical opéré dans les années 80 et 90, une méditation profonde et bouleversante sur le sens de la vie, sur le basculement, le renoncement. Et nimbée dans une pellicule élégante et poétique, l'illumination nous laisse vibrant, écorché, oui, comme un être transitoire, éphémère, condamné.

dimanche 6 mars 2011

Cent ans de solitude, l'amour de la narration

On commence Cent ans de solitude sans savoir où l'on va. Tout commence simplement, comme un conte que l'on entame timidement.
Mais l'on sent très vite à la vibration des mots un enchaînement fabuleux, un rythme, une saveur particulière, comme un murmure qui promet, et laisse pantois.

Cent ans de solitude nous livre l'histoire d'un village, Macondo, l'épopée tumultueuse d'une famille, les Buendia. Et tandis que les racines de l'un soutiennent l'autre, c'est le destin des uns qui trace l'avenir de l'autre. Dans un entrelacement aussi dense que la jungle qui l'encercle, aussi mystérieux que le marigot qui le borde, le récit est une mosaïque, un tourbillon, où le temps s'efface, où les histoires une à une s'entrelacent et se relancent, denses et entêtantes, entêtante et dense litanie de récits qui s'entrelacent, et se relancent.

L'espace et le temps, étouffés dans l'incertitude, desserrent leur étau. Le merveilleux doucement s'insinue et gonfle de son souffle une narration précieuse et envoutante. On suit la dynastie des personnages dont les noms s'héritent comme des malédictions. On pense à toute la puissance des Rougon Macquart condensés en un seul livre, en un seul endroit, Macondo.
Dans la jungle généalogique se décante une alchimie, celle, qui, comme une ambroisie, distille l'ivresse à celui qui lit, s'entrelace et s'insinue dans les sillons des pages aux mille histoires.

Un livre magique et merveilleux, on y perd ses sens, on y délaisse ses repères, et comme la Grande Ourse dans le ciel, c'est l'amour de la narration qui brille, et rien d'autre finalement ne compte.

dimanche 20 février 2011

Cyrano, requiem de l'esprit français

C'est le livre d'un héros, d'un poète, d'un bretteur, oui le plus fameux.
Une langue bien léchée, un grand cœur lyrique, un regard espiègle, ah! et ce jeu!

Cyrano, le panache érigé en actes et jusque dans les mots.
Cyrano, le grand nez - quelle tirade ! -, l'agile fleuret, la formule piquante, le Verbe pointu, haut, fort, brillant et coloré.
Cyrano, l'amoureux discret, l'adjuvant secret des amours, le généreux justicier, Cyrano. Il condense dans son pourpoint et sous son feutre toute la grandeur - etModifier la décadence - de l'esprit français, sublime et dévoué, fraternel, noble et magnanime, drôle, tendre, irradiant le monde avec la force certaine qu'ont tous les grands archétypes littéraires.

Mais Cyrano, c'est aussi le livre d'un autre temps, celui d'un siècle de Romantiques qui s'éteint, celui d'une France dont la grandeur s'étiole, silencieusement. Ecrit en 1897, le prestige essoufflé, Cyrano est a posteriori l'un des derniers grands requiems à la gloire de l'esprit français.

Et on l'aime cet esprit de naguère !

Celui qui enfile avec boulimie les rimes et les enjambements, celui qui cavale avec alacrité d'une tirade croustillante au bon mot impertinent. Paf! L'estocade! Il va et court, et fend, pourfend, triomphe de la fatuité, de la fourberie, de la débilité ! Une botte, un mot, encore quelques vers et voici la victoire! Combien de duels, de coups et d'estocades enivrent la scène, enflamment le parterre! De la comédie au tragique, de l'hilarité jusqu'aux larmes, c'est le mouvement cathartique d'une âme qui cherche - le temps de quelques actes - son lustre d'antan, sa moelle substantifique, ce qui la rendait belle et magnétique, jalousement enviée, prodigieusement respectée.


"Mais que diable allait-il faire, Mais que
Diable allait-il faire,
Mais que diable allait-il faire en cette galère?...
Philosophe, physicien,
Rimeur, bretteur, musicien,
Et voyageur aérien,
Grand risposteur du tac au tac,
Amant aussi - pas pour son bien! -
Ci-gît Hercule Savinien
De Cyrano de Bergerac
Qui fut tout, et qui ne fut rien."

Et quand l'on murmure l'épitaphe, l'on repense avec raison, à cet esprit français qui se délite, en témoignent l'affiche, le film, le clip terriblement désespérés d'une marque qui cherche à réincarner l'acte et le pourpoint d'une équipe, non de Gascons, non, mais de garçons, arrogants, vides et sans clairon, et sans esprit, et sans raison.
On louera l'initiative de l'ultime récupération : masquer sous la tirade sublime les actes vaniteux. En avait-elle le droit? A vous de dire... La tirade est belle, en tout cas.




Requiem à toi l'esprit français, gardons de ta grandeur la botte, le nez, le jeu de Cyrano, délectons-nous des passes, des mots, et Adieu!


"Que dites-vous?... C'est inutile?... Je le sais!
Mais on ne se bat pas dans l'espoir du succès!
Non! non, c'est bien plus beau lorsque c'est inutile!
-Qu'est-ce que tous ceux-là? - Vous êtes mille?
Ah! je vous reconnais, tous mes vieux ennemis!
Le Mensonge? (il frappe de son épée le vide)
Tiens, tiens! - Ha ! ha! les Compromis,
Les Préjugés, les Lâchetés!... (il frappe) Que je pactise?
Jamais, jamais ! - Ah te voilà, toi, la Sottise!
- Je sais bien qu'à la fin vous me mettrez à bas ;
N'importe : je me bats! je me bats! je me bats!
(Il fait des moulinets immenses et s'arrête haletant.)
Oui vous m'arrachez tout, le laurier, et la rose!
Arrachez! Il y a malgré tout quelque chose
Que j'emporte, et ce soir, quand j'entrerai chez Dieu,
Mon salut balaiera largement le seuil bleu,
Quelque chose que sans un pli, sans une tache,
J'emporte malgré vous,
(Il s'élance l'épée haute)
et c'est...
(L'épée s'échappe de ses mains, il chancelle, il tombe)
Mon panache."

dimanche 6 février 2011

The King's Speech, la voix éclose

Cela commence par quelques notes de piano.
Un intérieur de studio radio. Le protocole un peu ridicule d'un speaker londonien. Le microphone est là, trônant, imposant, medium empereur des années 30'. Présent dans les foyers, dans les bars, les pubs, les bureaux du monde entier, le microphone est là, symbole d'un monde qui basculait dans l'ère de la communication, du Verbe fort, de la parole performative. Dans un monde qui avait grandement besoin de croire.

Un couloir, puis des marches, un voyant rouge qui clignote comme l'oeil du diable, et au bout, un balcon, la foule. Et le silence.

Voici l'histoire méconnue de George VI. Né second, bègue, et duc d'York. Le Prince George, potentiel héritier, celui que rien ne désignait pour la fonction, accède en 1936 au trône du Royaume et de l'Empire Britannique. C'est le roi bègue, qui quelques années plus tard, allait annoncer l'entrée du monde dans le chaos de la Seconde Guerre Mondiale.

Sans jamais oublier les arcanes sourdement oppressantes du decorum, du protocole, de la bienséance qui sied à la fonction, c'est avant tout l'homme déchiré que nous suivons. Prisonnier, étouffé, oppressé par son trouble de l'élocution, c'est l'histoire d'un homme rattrapé par ses devoirs, et au delà, par l'impérieuse nécessité de combattre pour se transfigurer, combattre pour se hisser jusqu'aux cimes de l'Histoire, sans perdre la face, avec l'obligation d'inspirer le respect, le courage et l'exemple.

Le réalisateur Tom Hooper nous livre ici une histoire édifiante, inspirante, que l'on prend et que l'on embrasse jusqu'au bouleversement. Rarement un film, par sa symbiose, par cet équilibre de forme, de fond, de ton, n'aura autant impressionné par l'expression de sa justesse.
Colin Firth, après avoir joué l'aristocratie lisse et guindée, passe ici par dessus les schémas. Au prix d'une performance dont la maestria impose, il sait avec délicatesse nous dévoiler l'âme déchirée, la force intérieure, la fierté et l'arrogance royale, toujours rattrapée par la barrière d'un étranglement qui détruit jusqu'à l'être.


Les seconds rôles sont parfaits, justes, à leur place. Helena Bonham Carter, après tant de registres identiques, campe la Reine Elisabeth, et nous dévoile la force et la tendresse d'un personnage plein d'amour ; même justesse pour Geoffrey Rush, adjuvant du langage, thérapeute et ami, ressuscitant la voix et l'esprit.

L'écriture qui mélange savamment le biographique, le voile historique, l'introspection psychologique, ne tombe jamais dans le monocorde soporifique. Tout l'esprit britannique est là capturé, fort, fier, jamais avare d'une pirouette spirituelle ou d'un bon mot, qui, posé au bon moment, desserre l'étau, et signifie tant.

La réalisation, que les critiques asséchés, guindés, et tout simplement chiantissimes, classeront dans la catégorie "poussièrement théatrale" nous dévoile avec bonheur ce que le cinéma ne nous montre plus assez : un film fort, juste et prenant, soutenu par une interprétation et une bande originale habitées.

Le comité, conquis, séduit, se joint donc à la liste des louanges. Sans tomber dans le pathos, le misérabilisme, l'apitoiement, le film nous porte de son souffle mesuré, nous rappelle, par détour, le rôle dramatique qu'a représenté l'influente montée des medias dans la politique et dans l'Histoire. Modeste, et simple, The King's Speech nous délivre un regard sur les forces, les faiblesses et les abîmes de l'âme humaine; on ressort la gorge serrée, et prêt à lancer nos premières impressions, la voix, éclose, résonne différemment.


dimanche 30 janvier 2011

Une semaine compliquée

En ce dimanche, la Cuillère est désolée. Vraiment désolée.

La Cuillère a cette semaine fait sa tournée des distractions culturelles, prête, comme toujours, à vous livrer son tropisme hebdomadaire, son coup de coeur, son point de vue.
Mais cette semaine, c'est compliqué, vraiment compliqué.

***

La Cuillère a souri devant le dernier Gondry. Juste souri.
Mais délirer sur des "super héros", ça se respecte tout de même.
Quoi encore? oui, elle a soupiré et zappé devant le cas Céline, blablabla, cela n'avait-il pas été tranché depuis longtemps? apparemment non.

La Cuillère a ri de façon alternative devant un Ivanov de Tchekhov dont le texte - génial - souffrait d'une mise en scène emphatique et lourde, mise en scène qui eut au moins le mérite de rappeler à ses oreilles d'aluminium l'autre grande mélodie de Barry Lyndon.
Non non, pas la Sarabande de Haendel, mais le Trio pour Piano et Cordes op. 100 de Schubert. Bouleversant.



La Cuillère a v
u (et revu) avec bonheur (et bonheur) le mutin Banksy dont le docu-trompe-l'oeil croustillant n'a d'égal que cette sensation de lard, d'éléphant ou de cochon qui s'empare de vous à la sortie.
(What the f***?)
On a presque envie de se mettre à la bombe, mais l'on n'oublie pas la morale de l'histoire... c'est quand même pas fait pour tout le monde ces conneries là.



La Cuillère a couru voir JR avant que les dernières sorties ne le boutent hors des salles.
Alors oui, un coup d'oeil brillant sur le monde, mais un coup d'oeil dont l'esthétique tend à supplanter le fond, le sujet.
Un peu dommage quand même car c'est beau, c'est grave ; mais la forme contre le sens et au dessus du sens, le tout sur un registre monocorde, c'est dommage. Une oeuvre, une démarche sociétale et humaniste dont le documentaire rechigne à montrer la forme brute, pure, et belle... en imposant - justement - sa propre forme.
Une forme sur une oeuvre sur une démarche humaniste, c'est beau, mais c'est (un peu) beaucoup.


La Cuillère a passé une soirée délicieuse,, langoureuse, douce, amère et romantique avec Jane Campion et le jeune tourmenté Keats ; ça n'avait rien à voir, mais la Cuillère pensait beaucoup aux poètes malades et amoureux... Il fallait relire les Nuits de Musset, décidément.

La Cuillère a aussi attendu une amie Fourchette chez Gibert Jeune, empoignant dans le auvent réfrigéré le Marie-Antoinette de Zweig. Grignotant les quinze premières pages d'une prose délicieuse en deux coups de cuillère à pot, elle est allée se réchauffer en levant quelques pintes et en pensant très fort au billet à pondre dimanche (ce dimanche!)

***

Et donc désolée, vraiment désolée, mais la Cuillère en ce dimanche ne sait pas trop quoi vous dire, la semaine fut belle et riche, mais difficile d'en tirer quelque chose aujourd'hui.

Alors à vous, pour une fois, de dire à la Cuillère ce qui vous a plu, ému, enchanté, bouleversé, fait rire ou sourire!
A vos claviers ! rendez-lui la semaine prochaine moins compliquée!

Bon dimanche chers lecteurs!

samedi 22 janvier 2011

Cracks, symphonie noire et sensuelle

Certains films, découverts par hasard, sont d'une surprise parfois douloureusement ravissante.
Cracks est de ceux-là.


Cracks est la première adaptation-direction de Jordan Scott, fille de Ridley Scott, nièce de Tony Scott. Comme Sofia Coppola, elle semble vouloir elle aussi emprunter la périlleuse voie du succès des "filles à" (nous en avions déjà parlé
ici).


Derrière le conformisme de sa forme - le topos du film de pensionnat britannique -, Cracks surprend par un tissage méticuleux de tons, de thèmes, de dissonances.
Lentement préparés, doucement déployés, Cracks compose ses stridences dans un va-et-vient de basculements et de paliers.
Alors certes, des thèmes convenus, mais une architecture propre, efficace, une écriture à la fois simple et prenante, une musique à la fois sobre et subtile, une interprétation sincèrement brillante, une photographie léchée et prometteuse.

Cracks nous livre l'histoire d'un huit clos haletant où l'adolescence évanescente s'étouffe et se brise sur les douleurs de l'âge adulte, trouble et maudit. C'est une histoire d'amour, d'amitié, une histoire de jalousie, de haine et de folie. Une histoire sur l'ivresse des promesses, sur les horizons de l'existence, sur la noirceur des destinées. Cracks lève le voile sur ces nymphes envoûtantes et dangereuses. Captives et captivantes, naïves comme un livre de Sade.
Certes, tous les thèmes classiques semblent avoir été listés, questionnés, traités. Du triangle amoureux désir triangulaire, aux références proustiennes sur l'envie, la jalousie, en passant par l'hommage très évident à Diderot, à la ressemblance avec le Cercle des Poètes Disaparus, pour le moins troublante, on finit par éviter de les compter au risque de ne plus vraiment se laisser séduire.
Car ce que l'on retient, c'est que malgré tout, les fils lentement, méticuleusement tissés, révèlent une composition séduisante, juste et troublante.

L'excitation nous taille les nerfs, la vicieuse envie du dénouement nous enivre. On sait, mais l'on suit, avec le délice de la fascination.
Dans l'espace clos où tout aveugle, où les sons s'étouffent, où les consciences s'éteignent, Cracks joue sa petite musique terriblement noire et sensuelle. Au creux des douleurs cachées, les secrets enserrent des monstres difformes et déchirés.
La contemplation de leur laideur, de leur ambiguïté laisse en nous une amertume des plus délicieuse, saupoudrée de ce quelque chose qui erre furieusement entre l'amour, la folie, l'innocence et le désespoir.

Et par dessus tout... ne regardez surtout, mais surtout pas la bande annonce, elle vous gâcherait tout.

dimanche 16 janvier 2011

Pérec, la vie mode d'emploi


"Au départ, l'art du puzzle semble un art bref, un art mince..."

Cela commence comme ça. Ça semble simple, facile. Le ton de l'auteur sûr de lui, sûr de sa force et de sa maîtrise. Attention, cela commence.
Une amplitude magnétique qui vous effraie d'abord, vous transit. Il y a quelque chose de Marcel Proust dans la précision technique, la virtuosité magique de ces mots que l'auteur enfile, encore, encore. Tout doucement, le temps qui prend son temps.

La vie mode d'emploi, c'est une histoire d'histoires, c'est un roman mosaïque, une cathédrale d'existences livrée toute entière à la vue vorace d'un lecteur voyeur.
Un immeuble du 17e arrondissement. Et tous ses habitants. TOUS. Un enchevêtrement inextricable de vies, de frétillements, de faits, d'anecdotes. Rien n'est épargné, la visite est exhaustive, totale, enivrante. Tous les locataires, tous les propriétaires, tous les gens de passages se livrent sous la précision délirante d'un auteur qu'on aura jamais vu si omniscient. Et le temps valse sous les mots, on est brinqueballé, transporté. Des digressions embrassent des ellipses. L'ivresse!

L'auteur de tirer patiemment chaque fil, expliquer chaque histoire, décortiquer chaque existence; des objets qui la molletonnent aux carrefours qui la tiraillent, on vous livre une cathédrale, nue, et transparente!
Dans un vertige incroyable, on saute d'une vie à l'autre, d'une histoire dans une histoire dans une histoire dans une histoire. On ne sait plus trop où l'on va tant il y a à voir, à savoir, à découvrir. C'est un grand bazar de folies guidé par le fil d'une composition magique.

Laissons à la préface l'occasion de vous donner le ton. "L'incroyable richesse qui, d'emblée, s'offre sous le signe de la prolifération par l'insolite pluriel [...]. Ce qui fascine c'est l'espace des quatre-vingt-dix-neuf chapitres, le foisonnement des êtres et la profusion des objets : pas moins de mille quatre cent soixante-sept personnages pour les cent sept histoires répertoriées!
[...]il appartient à chaque lecteur d'investir cet espace, de se l'approprier, de l'apprivoiser, de le rendre, très précisément, habitable. A qui aura accepté de jouer ce jeu, dans la jubilation, le plaisir, l'émotion et la complicité[...]"

C'est un roman de patience, pour des gens non pressés, curieux de tout, de tous les détails de la vie qui semblent si anodins, et sont si importants.
Un auteur virtuose nous laisse hébété face à l'ampleur magistrale de son organisation totale, face à la singularité de ses histoires, de ses énigmes, hébété face à la méticulosité de ses reconstructions, face à l'érudition simple et tendre de ses puzzles d'anecdotes dont la moirure narrative délivre une poésie qui émerveille et brille, comme un conte.

On se balade avec la légèreté d'un flâneur printanier, curieux des autres, de la vie. Et l'on sourit. On a vécu mille vies dans une valse à mille temps.

samedi 8 janvier 2011

Somewhere, déceptions lumineuses

Somewhere était attendu. Peut-être un peu trop.
On espérait de Sofia Coppola une œuvre (enfin) à la hauteur de Lost In Translation.
On attendait, impatient de retrouver ce mélange piquant de lumière et de
beauté. On espérait une pièce mélancolique et somptueuse, une belle histoire, un très beau film. Somewhere était attendu. Peut-être un peu trop.

Somewhere, c'est un bout d'existence recluse, close, déliquescente. Nous suivons Johnny, pris dans l'étau de la solitude, tiraillé par le vide, l'ennui, par quelque chose qui tient du néant. Superstar sans grand génie, pauvre personnage isolé dans son lucre, son luxe et son oisiveté, Johnny se noie dans son univers show off & show biz, boobs & booze, creux et vide, et vide et vain.

Sans adhérer, loin de là, on comprend. On connaît Sofia, alors on comprend ; on suit cette méticuleuse composition transversale, ce tricotage précis, ce thème à épuiser. On comprend oui, mais voilà, il y a quand même devant nous, un film, en soi.


Un film sur la solitude, le spleen, le basculement. Certes.
Malheureusement... c'est un film moins bon que tous les autres, avec un personnage plus creux que tous les autres. Moins intéressant, sans écho, sans grand intérêt, on n'entre jamais vraiment, on y croit jamais, Somewhere n'apporte pas grand chose à l'oeuvre de Sofia, on dirait même qu'elle ôte.

Mécanisme classique. On est déçu, on se souvient : l'écrasement intime et terrifiant des grâces virginales,
le souffle retenu, court, et soupirant de Charlotte, de Bob; âmes en transit, en apesanteur. Même Marie-Antoinette quand on y pense - pour peu que l'on accepte, avec gentillesse, de faire abstraction du délire historique.

On nous l'a survendu le
Somewhere, on nous a bassiné sur le rôle des objectifs doux du Papa utilisés à la pseudo sauce indé par la fille, et avec bien moins de talent que lorsqu'elle prend les siens.
On nous a clamé "la B.O! la B.O"! Oui, on sait avec quel bonheur la charmante Américaine a - jadis - su poser sur ses images les balades enivrantes des Phoenix, Air et autres magiciens du son. Oui mais quelle arnaque! trois mesures au début, un demi refrain au milieu, et le reste fichu au générique. Dans un film si silencieux, l'argument de la B.O est d'une mesquinerie sans nom.
Et doit-on parler du Lion de Venise? Tarentino lui-aussi mériterait d'être alpagué.
Quand on sait tous ces films incroyables qui, dehors, crient sans se faire entendre...

Heureusement, quelque chose estompera notre déception. La lumière, les éclats magiques de certains plans, remplacés par l'atmosphère tamisée, granuleuse, un peu étouffante. Comme une évolution.
Un troc de la musique pour le silence ; pas vraiment prenant, mais qui, rendons lui hommage, a l'avantage de savoir être plus évocateur que mille bavardages de scénaristes.
Et l'écriture, quant à elle, non pas magistrale, mais sobre, avec quelques trouvailles.
On regrette tellement Lost in Translation...

Somewhere, c'est une déception mélancolique, on a perdu l'histoire, l'écriture, et la lumière.
On ressort ni très heureux, ni très amer, avec quand même l'idée en tête que certaines histoires ne sont pas très intéressantes, et que certains réalisateurs, même ceux que l'on estime le plus, devraient parfois savoir s'abstenir.