jeudi 25 mars 2010

Tolstoi, de l'Histoire...




Quand on se dit qu'un jour c'est sûr, on lira Tolstoï, on est à la fois très optimiste et complètement ignorant.

Un peu comme pour sa première dissertation, le sujet à l'air très intéressant sur le papier, on est très très motivé (c'est bien parce que c'est la première), et on espère très fort qu'on arrivera à en voir le bout.
L
'œuvre de Tolstoï, et disons le franchement, Guerre&Paix, est un des plus grands défis d'endurance lancé par l'écrivain à son lecteur... Et disons-le ici encore franchement, défi d'autant plus difficile pour nous autres, lecteurs de l'ère digitale, qui zappons et butinons quelques lignes de-ci de-là, avant de cliquer vers d'autres horizons.

Quelques milliers de pages, des verstes et des verstes à parcourir avec les personnages, un panorama de la Russie des villes et de celle des champs de bataille. Et l'Europe, grande, vaste, ensanglantée... A mi tome, soyons honnêtes, on se dit "heureusement, les écrivains ont inventé les ellipses!"

Pardon, non pas pour l'ellipse, mais pour notre digression. Car ce qui pousse notre petit lecteur impatient et piaffant à s'accrocher, c'est que la grande et mouvante fresque de l'Histoire s'est tissée du plus souple fil romanesque, édifiant une hydre comme jamais un écrivain jusqu'alors ne l'avait conçue.

Le regard planant de l'auteur embrasse la terre européenne bouleversée, les champs ravagés, les paysans et les serfs au bord de la famine. Au dessus, l'horizon large, les coups de canons, et tout à coup, un silence, un rire, ça y est, vous voici introduit dans la chaleur d'un salon pétersbourgeois. Vous entendez les soies siffler sur les tapis, les murmures d'une conversation chuchotée près des rideaux de Saxe, et vous êtes là, assis dans le canapé à côté d'un général à écouter raisonner Boris l'idéaliste, ou le Prince André, l'homme blessé.
Comme une gouttelette glissant indolemment sur un carreau, vous vous faîtes promener indifféremment entre les batailles moissonnant les hommes, un bal aux mille mazurkas, une chasse au loup dans la taïga, un perron enneigé où deux adolescents se promettent un futur.

C'est cette indifférence entre les situations qui saisit. Rien ne compte. Tout est équivalent, sur le même plan, car chaque plan est à la fois inutile et important en soi. Inutile car équivalent à tous les autres, et primordial car important pour tel ou tel personnage. Qui peut dès lors juger de l'importance des choses... Aussi passez-vous par dessus les cadavres, comme à vous traverserez un groupe animé par une conversation mondaine. Et d'une idylle ou d'un assaut, vous passez, sans crier gare, à un paragraphe anti-romanesque où le romancier suspend la fiction, enfile l'histoire et tricote sa phénoménologie factuelle. Pourquoi les choses se sont-elles passées comme ça? Pourquoi l'Histoire a-t-elle été écrite (fantasmée) comme ça?

L'histoire de l'Histoire et des milles histoires qui ont fleuries dans cette période de guerres impériales, de coalitions, tel est le vaste programme. Avec de nombreux pans narratifs et autant de pendants méditatifs, philosophiques, Tolstoï nous interroge et nous met en garde. Que savons nous de ces mots, grandiloquents et clinquants, que sont"Histoire, Dieu, Héroïsme, Hasard, Destin, Stratégie"...
L'homme est un fat imbécile avide de majuscules, l'esprit rendu étroit par sa finitude humaine. En ce temps où des millions d'hommes sont passés d'ouest en est pour en égorger d'autres (et vice versa) qu'est-ce donc que cette image mensongère du héros, du stratège, du sauveur politique et patriotique? Pourquoi loue-t-on et admire-t-on le "génie" d'untel quand on jette l'opprobre à tel autre? Le talent, l'audace, l'opportunisme existent, mais bien peu nombreux sont ceux qui en sont dotés. Par contre, tous ces héros, ces grands stratégies, ces politiques, ces généraux, tous autant qu'ils sont, existent non pas de par leur propres actes, mais de par l'aboutissement de mille actes engendrés par d'autres. L'homme est le jouet non d'un fatum, ou d'un hasard - mots inventés pour englober dans un signifié concevable, intellectuellement étroit, "appréhensible", l'incommensurable infini des coïncidences et des enchainement de situations, de carrefours et de possibles -, mais d'actes, de pensées, de décisions, pris par des milliers d'individus reliés eux-mêmes entre eux par plusieurs degrés de distance. Et ces gens, pris eux-mêmes dans le champs de mille possibles, de dépendre eux aussi de mille autres. Et ce schéma de se décliner à l'infini...

Tel est le cœur du message tolstoien: prenez votre compas le plus large pour tenter, sinon de prendre la mesure des choses, du moins de les appréhender.

Les personnages - ces individus - ne sont rien. Ils vivent, parlent, pensent, gesticulent, influencés par mille circonstances, ils actent, puis disparaissent.

Et reste cette impression terrible du temps qui passe, glisse et emporte. Laissant sur le côté des pantins désarticulés, lâchés là à un bout de leur propre histoire. Seul le temps qui passe est le fidèle phénomène de l'Histoire, cette Histoire telle que croient l'écrire les histoires des historiens.


1 commentaire:

Anonyme a dit…

Wouaw...
Tu vivais TOUT CA, juste à côté de moi?!

Au début de ton article, je n'étais pas d'accord avec toi: moi, je ne m'étais jamais dit qu'un jour je le lirai.

Mais ce n'est plus si certain.

:-D