lundi 5 avril 2010

Tolstoï, le HASARD et le GÉNIE


Mais qu'est-ce que le HASARD? Qu'est-ce que le GÉNIE?
Les mots HASARD et GÉNIE ne désignent rien de réel et ils ne peuvent donc pas être définis. Ces mots désignent simplement un certain degré de compréhension des événements. J'ignore pourquoi se produit tel phénomène, je pense que je ne peux le savoir ; c'est pourquoi je ne veux pas le savoir, et je dis : le HASARD. Je vois une force qui produit une action qui n'est pas à la mesure des facultés ordinaires des hommes ; je ne comprends pas pourquoi cela se produit, je dis : le GÉNIE.
Pour un troupeau de moutons, le mouton que le berger enferme chaque soir dans un enclos spécial où il mange à part et qui devient deux fois plus gros que les autres, ce mouton doit sembler un génie. Et le fait que tous les soirs, ce même mouton ne revient pas dans l'enclos commun mais est nourri d'avoine dans un enclos spécial, et que ce même mouton, précisément ce mouton-là, ruisselant de graisse, est tué pour être mangé, ce fait doit apparaître au troupeau comme une surprenante conjonction du génie avec toute une série de hasards extraordinaires.
Mais il suffirait que les moutons cessent de croire que tout ce qui leur arrive n'a d'autre raison que de leur faire atteindre leur but de moutons, il leur suffirait d'admettre que les événements qui leur arrivent peuvent avoir des fins qui leur échappent, et ils verraient immédiatement que tout ce qui arrive au mouton engraissé est cohérent et logique. Quand bien même ils ignoreraient dans quel but on l'a engraissé, ils sauraient au moins que tout ce qui est arrivé au mouton n'est pas arrivé fortuitement, et ils n'auraient plus besoin de faire appel au HASARD et au GÉNIE.
Ce n'est qu'en renonçant à connaître le but proche et compréhensible et en admettant que le but final nous est inaccessible, que nous apercevrons la cohérence et la logique dans la vie des personnages historiques ; nous découvrirons la raison de leur action sans commune mesure avec les facultés ordinaires des hommes, et alors nous n'aurons plus besoin de recourir aux notions de HASARD et de GÉNIE.

Tolstoï, Guerre et Paix, Epilogue, 1ère partie, II

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