dimanche 11 avril 2010

Petit précis de poésie ordinaire


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Les poètes ont épuisé de bien nombreux sujets.

L'amour y est passé et repassé. En veux-tu? Vlan! En voilà, en pages et en volumes!
Les sensations? Elles aussi! dans tous les sens.
Que dire...

Il fallait à nos cervelles avides et endurcies de nouvelles choses, des espaces plus inconnus, des thèmes plus audacieux, plus originaux, encore inexplorés (?)...

Comment dire... prendre du culot pour du nouveau? mais le culot/nouveau contemporain n'est plus dans une forme, dans une destruction d'alexandrins ou dans l'écartèlement des hémistiches. Il n'est plus dans l'écriture sous la voûte envoûtante et moirée d'artificiels paradis. Non, le culot/le nouveau n'est peut-être plus si important.

Prenons le parti de la beauté dans l'ordinaire.

Pas facile. Pas si simple. Essayez de faire de la poésie avec du vulgaire, du banal, du quotidien. Prenez les mots les plus prosaïques, mettez-les côte à côte, ça ne donne souvent rien de bien palpitant... Changez un peu l'ordonnance de toute cette bouillabaisse... Bof, vous restez sceptiques... Que faire de l'objet le plus trivial, de l'idée la plus anodine...

Et pourtant, diantre! Il existe bien ce petit rien qui parfois vous surprend, cette situation qui soudain vous bouleverse. Un petit chose passe, vous ne savez pas pourquoi. Et pourtant vous êtes marqués. Si vous osiez écrire, vous tenteriez de craquer le code, et d'engraver, histoire de garder la trace à défaut de l'effet. Et paresseux, incapable, ou insatisfait, vous renoncez. Il vaut mieux laisser aux poètes la poésie des petites choses. Qu'ils gribouillent, pour nous la poésie de l'ordinaire...


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Le cageot

A mi-chemin de la cage au cachot la langue française a cageot, simple caissette à claire-voie vouée au transport de ces fruits qui de la moindre suffocation font à coup sûr une maladie.


Agencé de façon qu'au terme de son usage il puisse être brisé sans effort, il ne sert pas deux fois. Ainsi dure-t-il moins encore que les denrées fondantes ou nuageuses qu'il enferme.


A tous les coins de rues qui aboutissent aux halles, il luit alors de l'éclat sans vanité du bois blanc. Tout neuf encore, et légèrement ahuri d'être dans une pose maladroite à la voirie jeté sans retour, cet objet est en somme des plus sympathiques - sur le sort duquel il convient toutefois de ne s'appesantir longuement.

Francis Ponge, Le Parti pris des choses, 1942


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Le papillon

Lorsque le sucre élaboré dans les tiges surgit au fond des fleurs, comme des tasses mal lavées, - un grand effort se produit par terre d'où les papillons tout à coup prennent leur vol.

Mais comme chaque chenille eut la tête aveuglée et laissée noire, et le torse amaigri par la véritable explosion d'où les ailes symétriques flambèrent,

Dès lors le papillon erratique ne se pose plus qu'au hasard de sa course, ou tout comme.

Allumette volante, sa flamme n'est pas contagieuse. Et d'ailleurs, il arrive trop tard et ne peut que constater les fleurs écloses. N'importe : se conduisant en lampiste, il vérifie la provision d'huile de chacune. Il pose au sommet des fleurs la guenille atrophiée qu'il emporte et venge ainsi sa longue humiliation amorphe de chenille au pied des tiges.

Minuscule voilier des airs maltraité par le vent en pétale superfétatoire, il vagabonde au jardin.

Francis Ponge, Le Parti pris des choses, 1942

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Le croissant du trottoir

On s'est réveillé le premier. Avec une prudence de guetteur indien on s'est habillé, faufilé de pièce en pièce. On a ouvert et refermé la porte de l'entrée avec une méticulosité d'horloger. Voilà. On est dehors, dans le bleu du matin ourlé de rose : un mariage de mauvais goût s'il n'y avait le froid pour tout purifier. On souffle un nuage de fumée à chaque expiration : on existe, libre et léger sur le trottoir du petit matin. Tant mieux si la boulangerie est un peu loin. Kerouac mains dans les poches, on a tout devancé : chaque pas est une fête. On se surprend à marcher sur le bord du trottoir comme on faisait enfant, comme si c'était la marge qui comptait, le bord des choses. C'est du temps pur, cette maraude que l'on chipe au jour quand tous les autres dorment.
Presque tous. Là-bas il faut bien sûr la lumière chaude de la boulangerie - c'est du néon, en fait, mais l'idée de chaleur lui donne un reflet d'ambre. Il faut ce qu'il faut de buée sur la vitre quand on s'approche, et l'enjouement de ce bonjour que la boulangère réserve aux seuls premiers clients - complicité de l'aube.
- Cinq croissants, une baguette moulée pas trop cuite!
Le boulanger en maillot de corps fariné se montre au fond de la boutique, et vous salue comme on salue les braves à l'heure du combat.
On se retrouve dans la rue. On le sent bien : la marche du retour ne sera pas la même. Le trottoir est moins libre, un peu embourgeoisé par cette baguette coincée sous le coude, par ce paquet de croissants tenu de l'autre main. Mais on prend un croissant dans le sac. La pâte est tiède, presque molle. Cette petite gourmandise dans le froid, tout en marchand, c'est comme si le matin d'hiver se faisait croissant de l'intérieur, comme si l'on devenait soi-même four, maison, refuge. On avance plus doucement, tout imprégné de blond pour traverser le bleu, le gris, le rose qui s'éteint. Le jour commence, et le meilleur est déjà pris.

Philippe Delerm, La première gorgée de bière et autres plaisirs minuscules, 1997

1 commentaire:

Anonyme a dit…

J'ADORE ces oeuvres!

Ca ne m'étonne pas que tu te reconnaisses dans "le croissant du trottoir"!

Moi en ce moment je suis plutôt "banana-split"! :-)