lundi 26 avril 2010

Richard Wright, Morceaux Choisis : Enfance, Racisme...



Richard Wright, Black Boy, chapitre I, 1945

Enfance


Chaque événement parlait un langage occulte et chaque minute de vie intense révélait lentement sa signification cachée. [...]

Il y avait le ravissement de voir de longues rangées droites de légumes rouges et verts s'étendre au soleil jusqu'à l'horizon lumineux.
Il y avait le baiser léger et frais de la sensualité quand la rosée matinale effleurait mes jours et mes mollets dans mes courses à travers les sentiers verts du jardin mouillé.
Il y avait le vague sens de l'infini lorsque je contemplais les eaux jaunes et endormies du Mississippi, du haut des escarpements verdoyants du Natchez.
Il y avait les échos nostalgiques que je percevais dans les cris des bandes d'oies sauvages volant vers le sud à travers l'âpre du ciel d'automne.
Il y avait la mélancolie harcelante de l'odeur âcre et forte de la fumée du bois d'hickory.
Il y avait le désir lancinant et irrésistible d'imiter l'orgueil puéril des moineaux qui se pavanaient et se trémoussaient dans la poussière rouge des routes campagnardes.
Il y avait la soif d'identification que dégageait en moi la vue d'une fourmi solitaire se hâtant avec son fardeau vers un but mystérieux.
Il y avait le dédain qui m'envahissait lorsque, torturant une délicate écrevisse d'un rose bleuâtre, je la voyais se pelotonner craintivement dans la vase sous une boîte de conserve rouillée.
Il y avait la splendeur douloureuses des masses incandescentes de nuages pourpre et or qu'enflammait un soleil invisible.
[...]
Il y avait la sensation de mort sans mourir que j'éprouvais en regardant un poulet sauter aveuglément après que mon père lui eut arraché le cou d'une rapide torsion du poignet.
Il y avait la bonne blague que j'estimais que Dieu avait faite aux chiens et aux chats en les forçant à laper leur lait à petits coups de langue.
Il y avait la soif que je ressentais en regardant couler lentement le jus clair et doux de la canne à sucre sous le pilon.
[...]
Il y avait la stupéfaction muette de voir un goret percé jusqu'au cœur, plongé dans l'eau bouillante, gratté, fendu, étripé et suspendu, tout sanglant et la gueule béante.
Il y avait mon amour pour la royauté muette des grands chênes moussus.
[...]
Il y avait la salive qui se formait dans ma bouche chaque fois que je sentais l'odeur de la poussière d'argile battue par la pluie fraîche.
Il y avait la notion brumeuse de la faim quand je respirais le parfum de l'herbe saignante, fraichement coupée.
Et il y avait aussi la lente terreur qui s'infiltrait dans mes sens quand de vastes brouillards d'or émanaient des cieux lourds d'étoiles et baignaient la terre pendant les nuits silencieuses.

***
Richard Wright, Black Boy, chapitre V, 1945

Racisme

"Tu sais, mon petit gars, fit-il, ça me fait plaisir de te voir gagner un peu d'argent.
- Vous êtes bien aimable monsieur, dis-je
- Mais, dis-moi, qui t'a dit de vendre ces journaux? demanda-t-il.
- Personne.
- D'où les reçois-tu?
- De Chicago.
- Tu les as déjà lus?
- Pour sûr, je lis les histoires dans le supplément illustré. Expliquai-je, mais jamais ce qu'il y a dans le journal."
Il resta un moment silencieux.
"Est-ce un Blanc qui t'a demandé de vendre ces journaux?
- Non, m'sieur, répondis-je, intrigué. Pourquoi me demandez-vous ça?
- Ta famille sait que tu vends ces journaux?
- Oui, m'sieur. Mais pourquoi, qu'est ce qu'il y a de mal?
- Comment as-tu su où t'adresser pour te les faire envoyer? reprit-il, sans se soucier de ma question.
- J'ai un copain qui les vend. C'est lui qui m'a donné l'adresse.
- Et c'est un Blanc, ton copain?
- Non, m'sieur, il est noir. Mais pourquoi me demandez-vous tout ça?"
Il ne répondit pas. Il était assis sur les marches devant sa porte d'entrée. Il se leva lentement.
Qu'est-ce qui n'allait pas, encore? Les journaux étaient très bien, du moins, c'est ce qu'il me semblait. J'attendais, ennuyé, impatient de finir ma tournée pour avoir le temps de rentrer me coucher et de lire la suite d'une passionnante histoire de meurtre. L'homme revint avec un numéro du journal soigneusement plié. Il me le passa.
"Tu as vu ça? demanda-t-il en désignant une caricature aux couleurs criardes.
- Non, m'sieur, répondis-je. Je ne lis pas le journal, je ne lis que le supplément.
- Eh bien, regarde ça. Prends ton temps et dis-moi ce que tu en penses", fit-il.

C'était le numéro de la semaine écoulée; la caricature représentait un énorme Nègre, au visage gras et luisant de sueur, aux lèvres épaisses, au nez épaté, aux dents en or, assis dans un fauteuil tournant devant un immense bureau magnifiquement astiqué. Confortablement installé dans son fauteuil, il avait posé sur le bureau ses pieds chaussés de souliers d'un jaune éclatant. Ses lèvres épaisses hébergeaient un gros cigare noir terminé par un bon pouce de cendres.

Sur la cravate à pois rouges, une extravagante épingle en fer à cheval étincelait de tous ses feux. L'homme portait des bretelles rouges, sa chemise était de soir rayée, et d'énormes bagues de diamants ornaient ses gros doigts noirs. Une chaîne d'or ceignait son ventre et de son gousset pendait une patte de lapin porte-bonheur. Par terre, à côté du bureau, se trouvait un crachoir débordant de mucosités. Accrochée au mur, une pancarte clamait:

LA MAISON BLANCHE

Sous la pancarte se trouvait le portrait d'Abraham Lincoln, les traits déformés pour le faire ressembler à un gangster. Mes yeux se portèrent sur le haut du dessin et je lus:

LE SEUL RÊVE DU NÈGRE EST DE DEVENIR PRÉSIDENT DES ÉTATS-UNIS ET DE COUCHER AVEC DES BLANCHES! AMÉRICAINS, PERMETTREZ-VOS CE SACRILÈGE DANS NOTRE PAYS?
ORGANISONS-NOUS ET SAUVONS LA FEMME BLANCHE DE LA DÉGRADATION!



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